Riad Sattouf, auteur de bandes dessinées, chroniqueur régulier de Charlie Hebdo et réalisateur des Beaux gosses (2009), revient au cinéma avec une comédie potache qui renverse le système de domination patriarcal dans un contexte dictatorial imaginaire (le royaume de Bubune) dirigé par les femmes, où les hommes – voilés – n’ont qu’une fonction reproductrice. Jacky (Vincent Lacoste, ex-beau gosse), « gueusard » épris de la Colonelle (Charlotte Gainsbourg), l’héritière du royaume, cherche une invitation pour participer à la grande Bubunerie, le bal où se pressent tous les célibataires, « grands couillons » potentiels en attente d’une union royale, tandis que le meilleur ami de son père Julin (Michel Hazanavicius) est pourchassé pour ses activités dissidentes.
Si le film de Sattouf peut être perçu comme un apologue burlesque tournant en dérision les systèmes totalitaires, l’oppression masculine et les polémiques autour du genre, force est de reconnaître que son récit et ses procédés renforcent plutôt les dysfonctionnements propres aux représentations des femmes, d’autant plus amplifiés qu’ils sont prétexte à un déferlement comique établi au détriment de celles-ci.
À travers cet article, nous verrons en quoi ce comique rend la charge corrosive du film inopérante en étudiant successivement le renversement des rôles sexuels qui en constitue sa fable, ses limites, et la manière dont le film assume d’autant plus sa misogynie qu’il la convertit en homophilie, c’est-à-dire la célébration d’une complicité masculine – qui débouche ici sur l’amour – et à l’exclusion de toute autre forme d’entente.
Le renversement des rôles sexuels
Le royaume de Bubune se présente comme un condensé de tous les régimes totalitaires. La cité est composée de hautes tours bétonnées et sa périphérie de petits pavillons grisâtres, agencés d’une manière qui rappelle, entre autres, le bloc soviétique.
Exclusivement nourri d’une bouillie littéralement déversée par le robinet, chaque foyer de « gueusards » se compose d’une matriarche portant l’uniforme, d’un époux revêtu d’une tunique couvrant tout le corps (qui rappelle la burqa et que je désignerai par ce terme), assurant les tâches domestiques, et de leur progéniture, genrée de façon identique. Le choix des costumes est très éloquent sur la place de la séduction selon qu’on parle des femmes ou des hommes : alors que l’uniforme militaire endossé par les femmes leur confère une réelle (f)rigidité de corps et d’esprit (ce qui suggère une masculinité défectueuse et malsaine, tout en convoquant un fétichisme « cuir » lié au nazisme), la longue tunique des hommes – qui les apparente à des musulmans – les prive de liberté, mais rend leur gaucherie infantile et sympathique. La charge satirique plaquée sur ce vêtement mine le potentiel viril des hommes dans un élan à la fois sexiste et islamophobe. Par opposition à ce modèle, les petites filles, élevées dans le mépris des hommes, se retrouvent en grappe à la sortie de l’école, dont les garçons sont privés, et prennent un malin plaisir à railler leur sensiblerie. Une fois adultes, elles se partagent entre une activité professionnelle à temps plein et des virées en moto dans la ville, tout en assurant le rôle de chef de famille. Cette première inversion, qui pose les fondations d’un monde fantaisiste, semble mettre en place une satire efficace des rapports sociaux de sexe qui procurerait aux spectateurs l’impression d’être « gentiment maltraités », et aux spectatrices un sentiment de revanche. Le choix de la burqa va clairement dans le sens de cette « compensation » en ce qu’elle devient ici le symbole ultime de la servitude. Or très rapidement, le film se montre inapte à suivre jusqu’au bout sa logique « subversive », fondée sur des préjugés racistes.
La tante de Jacky, une matriarche stalinienne
Le récit emprunte donc aux contes philosophique et féérique sa dimension initiatique, centré sur un jeune héros mal dégrossi qui aspire au mariage princier non par ambition mais bien par amour pour la Colonelle, se conformant à nouveau aux désirs qu’on prête ordinairement aux petites filles, éprises d’un prince charmant imaginaire. Très vite, Jacky apparaît comme un garçon délicat, en marge de ses cousins du fait de la pureté de ses sentiments, mais aussi parce qu’il vit seul avec une mère ouvrière (Laure Marsac) – son père ayant succombé lors du « coït reproducteur ». Face à ce couple improbable, se dressent d’un côté la famille prolétaire et arriviste : un oncle hystérique et une tante ombrageuse (Didier Bourdon et Noémie Lvovsky) qui tentent de placer leurs deux rejetons dans les bras de la Colonelle, et Julin le don Juan « masculiniste » (au sens de « féministe »), œuvrant dans l’ombre pour l’émancipation des hommes ; de l’autre, la famille royale réduite, là encore, à un couple filial, la Générale (Anémone) et sa fille la Colonelle.
Il n’échappera à personne que l’intrigue du film transpose en grande partie l’histoire de Cendrillon, jeune souillon humiliée qui brave sa misérable condition et trouve l’amour grâce à des souliers de vair, symboles d’une féminité altière mais consensuelle. Sattouf reprend ce motif de la parure féminine « miraculeuse » en l’appliquant ici à la chevelure. Suite à un rebondissement, Jacky se retrouve affublé d’une perruque brune coiffée en queue de cheval, identique à celle de la Colonelle et de ses soldates, et qui devient son sésame pour assister sans invitation à la grande Bubunerie.
La grande Bubunerie : souk conjugal et marché aux spermatozoïdes
C’est donc vêtu d’un uniforme guerrier et d’une coiffure de femme que Jacky pénètre clandestinement dans le palais, séduit malgré lui la future souveraine et se retrouve en tête à tête avec elle dans ses appartements, à écouter avec dévotion ses états d’âme d’héritière, déjà lasse d’un pouvoir qu’elle n’exerce pas encore. Cependant, si c’est bien la Colonelle qui entreprend de séduire Jacky et si le film lui confère une certaine détermination, dès lors que le jeune homme répond favorablement à ses avances (et finit démasqué), elle perd ses traits de femme insoumise pour arborer les signes d’une féminité plus représentable, à savoir esseulée, sentimentale et frustrée.
Les limites de cette inversion des genres
On l’a vu, le film joue à fond la carte de la réversibilité des normes tant sur les plans physique et vestimentaire que sur le plan psychologique : il dessine son héros comme le stéréotype de la demoiselle en détresse, fait de la Colonelle un leader politique hiératique et fin stratège, et tous les autres personnages semblent amplifier ce renversement des genres : les femmes sont toutes des butches en puissance et les hommes comme émasculés.
La Colonelle, entourée de ses « chiennes de garde » soviétiques : « Elle est vraiment… elle est vraiment… elle est vraiment phénoménale ! »
Cependant, plusieurs indices prouvent que le projet de Sattouf repose sur une vision sclérosée des femmes, qui les fige d’autant plus. Ainsi, on voit rapidement que Jacky, soucieux de préserver sa pureté pour la Colonelle (ce qui ne l’empêche toutefois pas de se masturber devant son portrait), doit repousser les avances d’autres femmes et en particulier celles de Corune (India Hair), la fille de l’épicière. Construite en opposition avec la Colonelle, Corune possède un physique plus massif, sa gestuelle manque de grâce : Jacky (et le film) n’hésitent pas à railler ses aspirations romantiques qui culminent dans la scène où, enfermés dans l’épicerie et cachés sous le comptoir, elle abuse sexuellement du héros. C’est à un véritable viol qu’on assiste, mais l’expression à la fois burlesque et dégoûtée de Jacky, les spasmes et les cris de Corune tirent l’agression vers le ridicule et la rendent hautement comique. De même, lorsque Jacky se fait coincer dans les bois par la chef de la police (Valérie Bonneton) – qui a elle aussi un faible pour lui – et ses sbires, puis attacher à un arbre, la scène provoque le rire. Ce rire provient du statut cocasse de Valérie Bonneton dans l’imaginaire collectif, que ses rôles précédents, son visage poupin et sa voix atypique désexualisent : de fait, la voir se déshabiller et se caresser neutralise son désir et le convertit en un acte grotesque. Plus généralement, ces deux scènes « fonctionnent » auprès du public parce que les deux agresseuses n’entrent pas dans le stéréotype de la beauté féminine – ce qui corrobore l’idée selon laquelle une femme à l’écran ne peut pas être belle et drôle – et qu’elles placent le héros dans une posture passive de victime dévirilisée – ce qui justifie son travestissement, qu’on peut interpréter comme un rite initiatique pour accéder à une masculinité compétente auprès de la Colonelle.
La chef de la police : « Le cuir me va si bien ! »
Cette conquête d’une virilité spoliée, étouffée, est particulièrement frappante lors de la première scène d’amour entre Jacky et la Colonelle. Une fois que cette dernière se révèle follement éprise de lui, et après un malheureux concours de circonstances qui le confond, Jacky se cache dans la chambre à coucher de la Colonelle où elle le trouve. Stupéfaite, elle le menace de son arme, ils se battent, s’étreignent, Jacky finissant par s’emparer du revolver. Cette scène les montre donc enlacés : lui enfin actif et brutal, elle suffocant de peur et de désir, une arme braquée sur la tempe. À nouveau, le discours du film est problématique : en exposant le rapport de force des deux protagonistes de cette façon, il rétablit l’ascendant masculin par la violence, et en conséquence réduit strictement l’autonomie de la femme, juste bonne à aimer et désirer l’homme qui la menace.
On pourrait aussi bien parler du personnage de Julin, le révolutionnaire, vu comme un père de substitution pour Jacky et qui, dans les bois, le sauve de la police en tuant les officiers. Le sexisme de Julin est ici valorisé en ce qu’il est un instrument de résistance politique à l’oppression féminine. Grand coureur de jupons, il n’hésite ni à « vendre ses charmes » auprès des autorités – ce qui illustre sa débrouillardise –, ni à tuer sauvagement les gardes du palais pour libérer son jeune ami. Bien plus, il est aussi le gardien d’un savoir immémorial auquel les femmes n’ont pas accès : celui de la culture de la terre, qui lui permet de subvenir à ses besoins grâce à de menus trafics de navets. En opposant ainsi l’intelligence et le savoir-faire masculin à l’indigence et la tyrannie féminine, le film – sous ses atours satiriques – approuve sans complexe l’idéologie dominante qui veut que les femmes entre elles demeurent ignorantes.
Julin : « Toutes ces bonnes femmes, mon petit Jacky, c’est que de la chiennerie ! »
Une homophilie persistante
De manière plus problématique, le film glisse de la lesbophobie à une glorification de l’homophilie la plus classique. C’est travesti en femme que Jacky parvient à s’approcher de l’élue de son cœur et à la ravir. Or, si la reddition de la Colonelle sonne comme un accomplissement pour le jeune homme, le rôle féminin qu’il s’est attribué pour tromper les gardes déplace provisoirement leur idylle sur le terrain de l’homosexualité féminine – ce qui semble d’abord contrarier la victoire de Jacky. Au lendemain de leur première nuit, et alors que les deux amants savourent leur bonheur, la Colonelle confie ainsi qu’elle « ne sait plus où elle en est », qu’elle « ne reconnaît plus ses inclinations amoureuses », à quoi Jacky répond en gros, « Tant mieux ! La ‘’gouderie’’, c’est ‘’blasphèmerie’’ ! » (Les personnages usant du suffixe « –rie » de manière arbitraire, ce qui crée un effet comique, par exemple « argenterie » pour « argent », « voilerie » pour « voile », etc…) Même si l’on se doute que cette réplique lui est dictée par son statut inédit de héros romantique, il n’empêche qu’en creux se dessine un triomphe plus global de l’homme sur la femme, sur le terrain de la sexualité – et cela même si Jacky est bien plus jeune que son amante. Dans une société matriarcale où l’amitié féminine est mise – logiquement – au premier plan mais tournée en dérision, désexualisée et assimilée à une complicité de classe, la révélation de la Colonelle apparaît comme une marque de déviance, en même temps qu’elle est à la base de la subversion plus radicale qui voit Jacky triompher. En effet, c’est par le biais de l’homosexualité féminine que le héros assume enfin sa virilité et que la Colonelle, séduite, faillit à l’étiquette royale. C’est donc par ce biais qu’une révolution (politique et sociale) advient, mais en reléguant le lesbianisme aux oubliettes de la « blasphèmerie » et en le remplaçant – coup de théâtre ! – par une homophilie plus engageante.
L’identité masculine de la Colonelle – dissimulée toute sa vie par sa mère, trop honteuse de n’avoir eu que des fils, et que le film nous dévoile à la toute dernière scène – replace la romance des deux protagonistes dans une nouvelle perspective. En effet, leur coup de foudre devient dès lors le symbole d’une reconnaissance non seulement genrée, mais aussi racialisée, comme en témoigne le plan final sur le couple, entité bicéphale à la symétrie parfaite, puisqu’ils ont en commun une chevelure brune, une peau glabre, une silhouette frêle, un torse famélique, et un pénis. Et pour cause, si leur amour vainc tous les obstacles, c’est parce que Jacky et la Colonelle appartiennent en réalité à la même « espèce ». En témoignent aussi l’intelligence tactique et la force tranquille de l’héritière, désormais perçues comme des atouts masculins. Il est ainsi facile d’identifier le potentiel castrateur des femmes, dont la Générale est la plus terrible déclinaison, ce que laisse aussi entendre l’emblème du royaume : deux têtes de jument scellées à la base du cou et qui dessinent les contours de l’appareil génital féminin.
La Colonelle, arborant l’emblème martial et féminin du royaume
En imposant une féminité conquérante et (f)rigide à son fils, en promouvant le bal de la grande Bubunerie (véritable speed-dating aux règles pipées), elle se présente comme une matriarche sans pitié, qui pratique l’exécution publique et préfère mettre en scène une fausse hétérosexualité plutôt que de « laisser faire la nature », dont l’homophilie parachève le travail. Encore une fois, l’opposition entre l’authenticité masculine et la transformation forcenée du monde opérée par les femmes intervient au détriment de ces dernières, coupables de mener l’univers à sa perte en altérant les êtres et les lois. À cet égard, rappelons que ce dernier point est un des reproches fréquemment adressés au féminisme, accusé de contester et de vouloir ébranler l’ordre du monde.
Vu sous cet angle, l’aveu de la Colonelle – qui provoque quelques sarcasmes et signes de dégoût parmi la foule – constitue au final l’avènement d’un monde neuf, plus juste et plus libre. Les dernières scènes montrant Jacky – toujours vêtu d’une burqa, mais gérant les relations internationales, prenant en main la politique agricole, visitant en héros son village natal, etc… – établissent également les savoirs et techniques masculins comme l’unique remède contre l’ancienne « barbarie femelle ». Cet apparent équilibre redistribue donc les qualités de chacun d’un point de vue genré : si les femmes conservent leur statut de matriarche dans leur propre foyer – ce qui revient à les confiner dans la sphère domestique –, ce sont bel et bien les hommes qui, désormais, gouvernent (grâce au couple gay formé par Jacky et la Colonelle) et produisent les richesses nécessaires (grâce au savoir vulgarisé de Julin). La domination patriarcale peut alors édifier ses propres bases, tranquillement.
En conclusion, on voit donc que le film de Sattouf – même s’il se veut progressiste, par l’inversion des rôles sexuels et un clin d’œil final au mariage pour tous –, ne fait que reconduire les stéréotypes associés aux femmes et les valeurs patriarcales, en les dotant d’une force comique irrésistible, qui l’assimile à une fable subversive. Pire, en convoquant des traits culturels islamiques, il réactive un fantasme raciste et islamophobe très actuel qui attribue aux Musulmans les mesures les plus régressives envers les femmes et les homosexuels, et pose une distance rassurante entre un « nous » occidental et un « eux » étranger diabolisé.
Metric
Commentaires récents