Cet article est extrait du blog francophone 기분이 어때요? analysant l’actualité politique et sociale de la Corée du Sud.
대박. Un évènement majeur a frappé la péninsule sud-coréenne cet été. Début août, 14 millions de sud-coréen-nes se sont précipité-es en 18 jours pour aller voir The Admiral: Roaring Currents (명량) faisant de cette fresque historique le film le plus regardé au box office sud-coréen de tous les temps. L’Amiral (1) dont il est question dans le film, c’est Yi Sun-shin (이순신) (1545-1598), un personnage entré au panthéon national coréen depuis l’époque de la dictature de Park Chung Hee (박정희). Derrière l’excellent film d’action une question s’impose donc tout naturellement : une histoire utilisant une figure aussi centrale dans le récit national sud-coréen peut-elle réellement ne rien laisser transparaître des discours politiques successivement projetés à travers le personnage du résistant Yi Sun-shin?
La réussite retentissante de L’Amiral s’inscrit dans une tendance récente du cinéma coréen qui veut que les films historiques reçoivent depuis 2005, et la sortie du film The King and The Clown (왕의 남자), un accueil généralement chaleureux de la part du public du sud de la péninsule. Surpassant Avatar, le film de Kim Han-min (김한민), qui avait déjà rencontré le succès avec La Guerre des Flèches (최종병기 활), n’aura donc pas fait mentir la tendance, devenant par la même occasion le premier film national à atteindre les 100 millions de dollars de chiffre d’affaires dans les salles coréennes. Son très large écho s’explique en grande partie par la figure historique située au coeur de l’intrique : Yi Sun-shin (이순신), dispose en effet de sa statue sur Gwanghwamun (광화문), l’avenue la plus touristique de Séoul, réalisée à l’époque de la dictature de Park Chung Hee (1961-1979). Il est porté à l’écran par Choi Min-sik (최민식), l’acteur principal d’Old Boy, tandis que son adversaire, la Daimyo Kurushima Michifusa est incarné par Ryu Seung-ryong (류승룡), que les coréen-nes ont pu voir dans des succès récents comme Miracle dans la cellule N°7 (7번방의 선물) ou Mascarade (광해: 왕이 된 남자).
Si des biopics avaient déjà été réalisés sur Yi Sun-Shin, figure iconique de la dynastie du Joseon (1392-1896), aucun film n’avait insisté sur son succès militaire le plus éclatant : la bataille de Myeongnyang (명량: c’est le nom coréen du film) où Yi parvint à mettre en déroute une flotte japonaise vingt fois plus nombreuse que la sienne. Cette bataille maritime, qui opposa le 26 octobre 1597 une poignée de vaisseaux coréens à l’armada japonaise, a tout du mythe fondateur dans un pays dont l’Histoire compte plus de 2.000 invasions étrangères. Et c’est bien dans la trame du discours national contemporain que ce film vient s’immiscer. Impossible de s’y méprendre : la présidente Park Geun-Hye (박근혜) elle-même y est allée de son petit pouce « J’aime » sur Facebook.
Plutôt Ho Chi Minh que Jeanne d’Arc
L’Amiral est constitué de deux parties de longueurs égales : il s’ouvre sur les préparatifs de la bataille de Myeongnyang en insistant sur le défaitisme qui gagne les rangs coréens, avant de basculer dans la deuxième heure sur la véritable partie d’échecs au cours de laquelle le rapport de force va s’inverser. Pendant toute cette deuxième partie, le spectateur-trice est plongé-e au cœur de la bataille à la faveur d’une mise en scène captivante. Tandis que Yi Sun-Shin et son adversaire, le général Kurushima, avancent tour à tour leurs pions, le spectateur prend place derrière la ligne de front, à l’image de ces paysan-nes posté-es en haut d’une île, observant avec inquiétude l’évolution de la bataille. Les manœuvres à risque s’enchaînent une par une pour finalement mettre en forme la véritable démonstration militaire de Yi.
Si le sens du sacrifice et la mise en scène de la victoire tactique du David contre Goliath participent bien évidemment à souligner le courage de l’homme et de ses troupes, Yi Sun-Sin triomphe davantage comme un résistant de guerilla plutôt que comme un envoyé divin. Il n’est ni outrancièrement autoritaire, ni particulièrement meilleur que ses hommes au combat. Surtout, c’est en faisant jouer contre l’envahisseur les aléas du terrain (en l’occurence la force insoupçonnée des courants marins à cette époque de l’année) et en comptant sur le soutien de la population civile qu’il ferraille contre une armée bien supérieure à la sienne. Et puis fondamentalement, Yi Sun-Shin demeure un résistant. Et ça, l’air de rien, ça change beaucoup de choses.
Néanmoins, en se focalisant uniquement sur le duel tactique entre Yi Sun-Sin et l’amiral Kurushima, le film met en sourdine le contexte historique immédiat : face à l’invasion japonaise débutée en 1592, les forces coréennes du Joseon jouaient principalement un rôle de supplétif aux combats livrés par la Chine des Ming, puissance suzeraine. Ce silence inscrit délibérément le film dans la trame du récit national tel qu’il est enseigné aux enfants dans les écoles coréennes, c’est-à-dire en insistant sur la bravoure et la loyauté de l’Amiral envers Joseon plutôt que sur l’absence d’autonomie véritable de la dynastie coréenne à cette époque.
Une figure nationale depuis l’époque de la dictature
Figure tutélaire du nationalisme coréen depuis la fin de la guerre de Corée (1950-1953), la figure de Yi Sun-Shin a particulièrement été instrumentalisée à l’époque de la dictature de Park Chung Hee (박정희) (1961-1979). Père de l’actuelle présidente et lui-même militaire, ce dernier est arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’Etat et fut l’homme fort du pays jusqu’à son assassinat en 1979. Malgré un passé de collaboration avérée avec l’occupant japonais (2), Park Chung Hee se comparera personnellement au militaire exemplaire qu’était Yi et à sa résistance contre l’envahisseur nippon pour draper son autoritarisme dans les oripeaux de l’intérêt supérieur de la nation. Sous la houlette du dictateur, la figure de Yi Sun-Shin se retrouve alors phagocytée par la diffusion d’un nationalisme particulièrement véhément et mystificateur.
Dans son livre intitulé « La remasculinisation du cinéma coréen » Kyung Hyun Kim, professeur à l’université de Californie du Sud, écrit :
« Invoquant le confucianisme et le renouveau d’un nationalisme masculin comme les deux principes fondateurs de la Corée d’après-guerre, Park Chung Hee pressa les auteurs d’adopter une vision androcentrique et militariste de l’Histoire pour la transposer au cinéma. […] Yi Sun-Shin a été largement diffusé comme un modèle culturel dans ce processus de narration nationaliste. […] Yi était alors le héros sacrificiel qui représentait le mieux la Corée moderne cherchant à réorganiser son économie » (3).
Le film de Kim Han-min est totalement dépourvu de référence à la période de la dictature. Pourtant, l‘Amiral ne parvient pas à se débarrasser de ce trope androcentrique hérité de l’histoire officielle. À vrai dire, il ne semble même pas vouloir essayer : la seule femme présente à l’écran est sourde et ne parle pas non plus. Soucieuse pour son mari, un simple soldat parti en éclaireur observer les armées japonaises, elle devra finalement porter sur ses épaules le sacrifice de celui-ci au nom de l’intérêt collectif et de la protection du chef Yi. Une image récurrente des récits nationaux qui mettent en scène le sacrifice de l’intérêt individuel sur l’autel de la nécessité collective tout en assignant une place secondaire aux femmes dans le récit national officiel.
Un fer de lance de la réunification
Après la vague de démocratisation dela fin des années 1980, la figure de Yi Sun-Shin disparaît quelque peu pour faire place à des thématiques davantage en adéquation avec les préoccupations de l’époque : comédies, romances font leur apparition et remportent de francs succès. Le regain d’attention pour l’histoire, en particulier pour celle de la dynastie du Joseon, date du début de ce siècle. Le contexte politique a lui aussi changé : depuis 2000, sous la férule de Kim Dae-Jung (김대중), président de la République et ancien opposant à la dictature militaire, une politique d’ouverture envers la Corée du Nord (la célèbre politique dite du « rayon de soleil ») prévaut au Sud. En 2005 plus précisément, la figure de Yi Sun-Shin allait ressurgir pour se mettre au service d’une cause nouvelle. Le film Les Soldats du Paradis (천군) sorti cette année-là, relate le voyage dans le passé de villageois venus du Sud et du Nord d’un pays coupé en deux depuis la guerre de Corée. Ces derniers, que tout oppose originellement, vont se retrouver propulsés ensemble en 1572, sous les ordres de Yi Sun-Shin. Il n’est guère difficile d’imaginer la suite… Aujourd’hui encore célébré au Sud comme au Nord (notamment en matière de distinctions militaires), Yi Sun-Shin devient ici de manière explicite un agent de promotion de la réunification derrière lequel le pays divisé peut se ranger unanimement.
À la fois clé de voûte de la bataille et élèment métacinématographique de premier ordre, cette thématique de la cohésion retrouvée traverse indirectement cette version de 2014. Yi Sun-Shin y est présenté comme le restaurateur de la solidarité collective derrière la bannière du Joseon. Il est celui qui parvient à réconcilier soldats, paysans et moines bouddhistes (une poignée d’entre eux sont embarqués sur les navires où ils proposeront au dernier moment de porter les armes). Son sacrifice, un temps évoqué, n’aura finalement pas lieu. Au contraire, sa vie est sauvée par l’apparition inattendue de villageois venus en radeau éviter que son navire ne soit aspiré par un tourbillon géant, ce que le personnage incarné par Choi Min-sik qualifiera à la fin du film de « véritable miracle », en comparaison à l’apparition des courants marins ayant pourtant contribué à la déroute des troupes japonaises.
Un succès confiné?
Pourvoyeur d’identité nationale, L’Amiral n’est néanmoins pas un de ces films fascisants à l’occidental comme 300 où les envahisseurs sont décrits comme des barbares menaçant la civilisation. Le militarisme japonais est certes dépeint comme particulièrement menaçant, impulsif et violent mais il a cependant ses figures contradictoires. Kurushima, le général japonais trop présomptueux et partisan de la force brute représente l’impérialisme trop sûr de lui tandis que les daimios Wakisaka et Todo qui l’accompagnent n’auront de cesse de le rappeler à une plus grande prudence et à plus de respect envers Yi. Ce désaccord quant à la ligne de conduite à tenir contribuera à la déroute des forces japonaises, là où à l’inverse Yi parviendra à souder le moral des troupes du Joseon, pourtant inférieures numériquement.
La mise en scène de la déroute japonaise trouve également un écho dans le contexte politique immédiat : les réminiscences douloureuses du colonialisme japonais sont encore bien tenaces en Corée et ceci est une clé importante pour comprendre le succès du film. Que ce soit à travers les revendications territoriales contradictoires autour des îles Dokdo ou au sujet de la réhabilitation par l’ex-occupant des « femmes de confort »(sic) coréennes ayant servi d’esclaves sexuelles jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, les contentieux sont vifs entre les deux pays. En conséquence, il n’est pas sûr que la réussite du film soit sans appel en terres nipponnes… D’ailleurs, le réalisateur Kim Han-min l’a confié en conférence de presse : si le rôle de Kurushima a été donné à un acteur coréen c’est parce qu’il ne pensait pas qu’il était possible qu’un acteur nippon accepte de jouer le rôle de l’amiral vaincu (4).
Naviguant hier entre les réminiscences de la dictature et aujourd’hui entre les écueils du sentiment anti-japonais, Kim Han-min mène finalement bien sa barque. Il en résulte un film d’action enthousiasmant qui, si l’on en croit les chiffres de ses premiers jours d’exploitation aux Etats-Unis, parvient même à s’exporter de manière intéressante à l’Ouest. De bonne augure pour tout spectateur ayant en tête, derrière le film d’action, d’entrevoir la dimension cathartique de Yi Sun-Shin dans l’histoire de la Corée moderne. Voyageant à travers les époques, depuis le Joseon jusqu’à aujourd’hui, le vaillant Amiral devient par la même occasion le fil conducteur d’une histoire politique de la Corée.
Nicolas
(1) La transcription en français du titre du film est totalement libre.
(2) Certaines mauvaises langues disent même que la statue de Yi trônant sur Ganghwamun et réalisée sur la commande express de Park Chung Hee ne présenterait pas une posture « typiquement » coréenne et serait plutôt caractéristique de l’occupant japonais…
(3) Kyung Hyun Kim, The Remasculinization of Korean Cinema, 2004, p.16. Traduction libre.
(4) http://www.koreatimes.co.kr/www/news/culture/2014/06/141_160132.html
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