Répondre à: Mademoiselle de Park Chan-wook vs. Du Bout des doigts de Sarah Waters (spoilers)
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PROCRASTINATION PART 2
(TW: évocation d’agressions sexuelles/viols sans détails)
Comme si le pavé n’était pas encore assez inacceptablement long, j’ai envie de revenir sur cette idée qui me perturbe, du pouvoir démesuré (qui dit pouvoir dit abus quasi garantis) que possède le réalisateur d’un long-métrage ciné, a fortiori lorsqu’il est aussi célèbre, et a fortiori lorsque comme ici il est également producteur.
J’ai l’impression que de dire ça c’est quelque part entre le lieu commun hyper naïf (=oui les réals ont un pouvoir de ouf sur les tournages, c’est juste une réalité basique du ciné = j’enfonce des portes ouvertes…?) et l’accusation quasi-diffamatoire complètement non-étayée (homme + pouvoir = pas automatiquement certes mais bien souvent agressions sexuelles; en fait je pense que les personnes détenant du pouvoir sont particulièrement à même de ne pas respecter les limites des autres (en fait cette possibilité est la définition même du pouvoir non?) et que lorsque c’est un homme cis le risque que ce non-respect prenne la forme d’agressions sexuelles est très amplifié selon moi. Mais ce que je dis là c’est vraiment soutenu par rien d’autre qu’une intuition… et de nombreux récits et expériences. En tout cas pas de recherche chiffrée ou quoi…).
Keating rappelle (je l’avais lu mais oublié depuis) « l’affaire » Abdellatif Kechiche, où Léa Seydoux lui a reproché (sans mettre ce mot-là j’crois) d’avoir fait des demandes « humiliantes » que « personne d’autre ne se serait permis » dans la mise en scène de « Le Bleu.. »; et qu’il se défend de façon ahurissante (du genre, « d’où elle parle de souffrance, elle a de la chance de faire ce métier », « elle faisait pas tant sa chochotte quand elle montait les marches à Cannes » et j’en passe, zéro remise en question, pauvre génie attaqué par sa créature, c’est ignoble) LIEN (en anglais)… bref, j’ai peur de pas avoir tapé bien loin d’une réalité assez glauque, à savoir l’omniprésence de violence sexuelles dans le monde du cinéma à gros budget, dont rien que de l’envisager, en tant que spectateur (=consommateur des « produits cinématographiques ») me dégoûte pas mal…
Et la critique de Mademoiselle par Laura Miller pour Slate (en anglais) en rajoute une couche en faisant le lien entre l’obsession du regard partagée par Park Chan-wook et (son idole) Alfred Hitchcock, « dont la ravissante perversité était si flagrante que la révélation de son traitement sadique de l’actrice Tippi Hedren ainsi que d’autres fut l’une des plus grandes non-surprises dans l’histoire des scandales d’Hollywood. » (traduction de moi) C’est dit comme en passant, comme une anecdote piquante. Merci la banalisation! Ça fait pas encore *warning* CULTURE DU VIOL *warning* sérieux?? Ce mot n’est pas encore rentré dans le vocabulaire et les habitudes d’analyse d’une critique cinéma de Slate?
Et je me pose la question du coup, combien sont-ils aujourd’hui, les cinéastes adulés par la critique dont les abus sexuels ou émotionnels sont un secret de polichinelle à Hollywood, Paris, Séoul…? Comment peut-on continuer à encenser Hitchcock universellement sans au minimum préciser que « Les Oiseaux » a été réalisé au prix de la santé physique et mentale de l’actrice principale, la même que Hitchcock agresse sexuellement (avances insistantes, menaces puis gros caca boudin) sur Pas de Printemps pour Marnie (LIEN) (en anglais)? « Le Dernier Tango à Paris » (lien: TW viol, violence sexuelle) ne devrait-il pas contenir un avertissement: « attention, contient au moins 1 scène d’agression sexuelle non simulée » et être soumis à une mise en quarantaine au moins aussi restrictive que celle qui frappe les films X? (je ne suis pas pour la censure comme solution, mais encore moins pour le deux-poids, deux-mesures) Hitchcock (bon ok lui il est mort), Bertolucci, Kechiche, et tellement d’autres ne devraient-ils pas avoir à présenter des excuses claires et précises, et entrer dans un processus de réparation des victimes de leurs abus, d’écoute de leurs demande (y compris celle d’abandonner ce métier, ça serait sans doute légitime dans bien des cas et un génie misogyne de moins, l’Histoire s’en remettra) et de travail sur eux-mêmes AVANT qu’on leur remette un film entre les mains qui les mettra dans la même position de pouvoir dont ils ont abusé par le passé??
Mais évidemment non, on continue de les encenser sans vergogne en faisant une pichenette de victim-shaming ou minimisation lorsqu’on n’a pas d’autre choix (aveu, décision de justice etc., autant dire que c’est une minorité des cas) que d’admettre que l’idole a commis un viol/agression.
cf. la BD de Mirion Malle « L’impunité des hommes (célèbres) » http://www.mirionmalle.com/2016_09_01_archive.html, très bien faite et accablante.
En bref: tout ça pour revenir, de façon moins centrée sur Mademoiselle et Park Chan-wook même si je trouve que c’est un très bon exemple, mais sur, en général, la glorification, la mystique qui entoure ce rôle de réalisateur-voyeur/sadique/pervers. Je pense que le pouvoir du réal pourrait être extrêmement destructeur même sans s’appuyer sur cette représentation, mais ça aide, cf. les justifications de, ou des alliés de, Polanski, Allen, Von Trier, Kechiche, etc et de façon exemplaire la phrase sur Hitchcock citée plus haut: on invoque le génie créateur, la « nécessaire » perversion qui permet à ce génie de s’exprimer, pour minimiser les violences que ces hommes de pouvoir font subir. À mon sens, il s’agit d’un mode de légitimation des violences sexistes qui est spécifique aux réalisateurs (et peut-être producteurs) de cinéma.
Cette glorification de la perversité, qui est souvent je pense explicite ou implicite dans pas mal de films, est souvent sans doute plus insouciante et candide que cynique: dans mon premier post, j’ai sans doute surestimé la conscience politique de Park Chan-wook et autres.
Bref et comment mieux glorifier, avec force métaphores, mises en abîmes et niveaux d’ironie imbriqués histoire de compliquer la tâche à la critique féministe, ce personnage du voyeur-sadique tout-puissant que par le male gaze, c’est-à-dire l’esthétisation dans un même mouvement du pouvoir masculin (qui voit) et de la soumission féminine (qui se montre)? Ensuite dans une boucle auto-justificatrice, le fait que « c’est beau » va servir de justification pour continuer à esthétiser la même chose.
Le spectateur est invité à jouire de cette soumission (objectification) des personnages féminins au « regard » de la caméra et au regards d’autres hommes à l’écran (elles sont mises en scène en position de vulnérabilité, soumission, etc et d’érotiser/esthétiser ces scènes, plutôt que de filmer depuis leur subjectivité ou de les montrer en position de force et d’émancipation); ce regard est voyeur: on les voit dans leur intimité, le cinéma dévoile des choses qui appartiennent au domaine du privé et de l’intime (et pourquoi pas, c’est souvent intéressant) mais là où ça devient du male gaze c’est que c’est toujours mis en scène/filmé de façon à érotiser (de façon stéréotypée) cette intimité, ce qui prive beaucoup de femmes de la possibilité de s’identifier aux personnages; elles sont objectifiées plutôt qu’humanisées.
Ce dévoilement de l’intimité des femmes est censé servir un discours de surface qui peut être de toutes sortes politiquement (dans le cas de Mademoiselle la représentation de sexe lesbien est (censée être) progressiste, inclusive) mais dans l’analyse critique de ce regard masculin on constante que cela reproduit un imaginaire réac, toujours le même: pouvoir du metteur en scène, soumission au regard masculin pour le spectateur, relation clientéliste entre l’un et l’autre: le réal fournit des représentations sexistes et érotiques à son public qui le récompense en argent et reconnaissance critique, ce qui renforce la légitimité du réal à être un « pervers voyeur » puisqu’il est récompensé pour avoir fait juste ça.
Bref, objectification +++ (le corps des femmes (certaines femmes) sert le plaisir oculaire des hommes) = culture du viol +++ (les femmes sont à la disposition des hommes)!
Ceci étant dit (et pas très bien dit sûrement, j’ai un peu l’impression de réinventer la poudre, désolée) qu’est-ce que je reproche à Mademoiselle et Park Chan-wook? Je ne sais rien de la vie de Park, c’est peut-être une personne très bien et qui n’a jamais agressé personne sur ses tournages. C’est pas la question en fait.
Ce qui me gêne c’est ce que j’ai essayé de développer dans mon premier post: son film, en prétendant le condamner, renforce en réalité la légitimité du male gaze, puisque caché derrière une intrigue avec une certaine portée féministe, il y a de la complaisance dans l’objectification des héroïnes qui rend ce voyeurisme « acceptable » (puisque c’est cool, c’est des personnages lesbiens badass à la sexualité « décomplexée » = alibi féministe).
Et on a peut-être tout faux avec ma copine de séance, mais ça me paraît toujours pas si bête cette idée que l’oncle Kouzuki représente un metteur en scène raté, un control freak qui pense mener tout le monde à la baguette dans son monde clos, rigide, violent; mais il est incapable de « tenir » ses femmes et de les plier à ses fantasmes, sa « mise en scène » avec le pantin de bois est pathétique, son désir de savoir le tue littéralement (merci Arroway ;)) alors que Park sera « là », à la toute fin, avec les deux jeunes femmes, à leur dicter des poses et pratiques sexuelles tout aussi « absurdes », irréalistes, formalistes (en fait les mêmes que celles auxquelles fantasmaient Kouzuki!); sauf que à lui elles se soumettent.
Et tandis que le contrôle de Kouzuki est fait de dureté, de rigidité, d’un cadre sec et plaqué comme celui d’un dessin ou la couverture d’un livre, ou les petites piscines carrées de sa bibliothèque, le cadre du viseur panoptique de Park est mouvant, sinueux, il épouse les ondulations amples des rivières et de la mer, c’est un steadycam omniprésent super smooth et somptueux, il met de l’arrondi, du circulaire partout (=douceur/féminité: il se veut un allié des deux femmes dans leur émancipation). Mais en fait ce cadre est d’autant plus intrusif et autoritaire sous ses aspects doucereux.
C’est cette idée de « vraie-fausse » dénonciation du pouvoir-regard: celui de l’oncle est représenté comme d’une misogynie crasse, il est pathétique et voué à l’échec. Le pouvoir-regard de Park en revanche, prétendument « féministe » (il comprend les femmes, lui…), superficiellement complice de l’émancipation de Sookee et Hideko, n’est du coup jamais dénoncé ou questionné. Il peut du coup s’en donner à coeur joie dans la mise en scène voyeuriste et complaisante. Le spectateur ne s’identifie jamais à l’oncle, ridiculisé dès le début. Ni a Fujiwara, intrigant auquel on ne peut pas se fier. En revanche on peut « s’identifier », se sentir à l’aise à habiter ce regard « bienveillant » (beurk) et extérieur, celui du réalisateur, de fait.
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Est-ce que ça vous parle Arroway/autres lectrices ce que je tente tant bien que mal de développer, ou bien est-ce que ça vous semble être un énorme fouillis incompréhensible et hors sujet? :/
en tout cas si vous avez lu jusqu’ici, bravo et merci de vos efforts 🙂 et vos réactions sont carrément les bienvenues!!
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et sinon:
il y a de nombreuses scènes qui montrent leur attirance, mais aussi les sentiments et le soin que Sook-Hee apportent à Hideko
en pensant à autre chose je me suis souvenue de cette super belle scène où Sookee rabote la dent de Hideko au dé à coudre. Je l’ai trouvée adorable!! (même si l’idée vient du roman de Waters ;)) elle est vraiment bien faite, et pour le coup, on a vraiment plein de plans subjectifs, c’est hyper engageant niveau identification, et tendre avec les personnages je trouve.
ha ha je l’avais complètement oubliée. Alors que c’est clair qu’elle est trop trop chouette 😀
et aussi j’ai beaucoup aimé aussi ce gimmick de la sucette, qui revient quand Sookee embrasse Hideko: c’est trop chou 🙂 même si j’ai peur qu’il y ait aussi quelque chose de l’ordre d’un préjugé du désir lesbien comme « infantile », genre pas aussi mature que l’hétérosexualité. pas sûre. n’empêche que j’ai trouvé ça cool!