Archives Mensuelles: juin 2013

Princess Arete (2001) : « Vous allez finir par vous haïr à force d’écouter ces hommes »

« Enfin une princesse féministe ! » voilà ce qu’on a pu lire à la sortie de Rebelle… Mais c’était sans compter la déception ou du moins, l’enthousiasme en demi-teinte suscité par ce film. « Enfin »… Eh bien non, ce ne sera pas pour cette fois la princesse féministe, du moins si l’on se focalise sur le géant […]

Millénium, de Stieg Larsson à David Fincher

Millénium, c’est avant tout une saga littéraire dont trois tomes ont été achevés et édités à titre posthume dans les années 2000. L’auteur, Stieg Larsson est mort après avoir envoyé son manuscrit à une maison d’édition. Ces livres sont centrés autour du personnage de Lisbeth Salander et appartiennent au genre policier (et ses nuances : thriller […]

La Petite Sirène (1989) : Disney relit Andersen

Sorti en 1989, La Petite Sirène est un immense succès pour les studios Disney et inaugure la période que l’on qualifie habituellement de « second âge d’or »[1]. Classique parmi les classiques, ce film est encore massivement visionné aujourd’hui par nos enfants, et mérite donc qu’on s’y arrête un peu. Mon angle d’approche dans cet article consistera […]

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Sorti en 1989, La Petite Sirène est un immense succès pour les studios Disney et inaugure la période que l’on qualifie habituellement de « second âge d’or »[1]. Classique parmi les classiques, ce film est encore massivement visionné aujourd’hui par nos enfants, et mérite donc qu’on s’y arrête un peu.

Mon angle d’approche dans cet article consistera à comparer le film de Disney au conte d’Andersen dont il est inspiré. Il ne s’agira pas de considérer a priori tous les écarts par rapport à l’original comme des « trahisons » forcément condamnables, mais plutôt d’utiliser cette comparaison pour mieux mettre en évidence les choix opérés par Disney, en particulier d’un point de vue politique. Je mentionnerai aussi parfois rapidement l’adaptation japonaise du conte produite 10 ans plutôt par la Toei Animation (Marina la petite sirène, 1979), beaucoup plus fidèle à l’œuvre d’Andersen que le fut Disney.

 

Devenir femme 

Dans la relecture qu’il en fait, Disney étouffe quasiment toutes les dimensions progressistes de l’œuvre d’Andersen pour y substituer ses valeurs politiquement nauséabondes. En effet, si le conte original est trop ambigu pour être réduit à un propos univoque et explicite, il contient néanmoins un grand nombre d’éléments qui permettent de le lire comme une fable anti-patriarcale. C’est du moins comme ça que j’aime le lire personnellement.

Dans sa trame générale, l’histoire est celle d’une jeune sirène qui attend impatiemment le jour de ses quinze ans pour avoir le droit de sortir de chez elle et aller voir le monde des humains, et qui tombe follement amoureuse d’un homme pour lequel elle quittera sa famille et le royaume de son enfance. Ainsi, il est facile de voir dans ce conte une métaphore du passage à l’âge adulte, et plus particulièrement de ce qu’il signifie pour les jeunes filles.

La grosse différence entre le conte original et la relecture qu’en fait Disney est la manière dont est présenté ce « devenir femme » de l’héroïne. Là où Andersen insiste sur les souffrances et les sacrifices endurés par la sirène et tend à dépeindre sa transformation en femme comme une malédiction dont elle finit par mourir[2], Disney montre au contraire la conquête de la féminité comme une aventure pleine de joies et d’excitation dont le mariage hétérosexuel constitue l’apogée. En supprimant tous les éléments du conte qui permettaient d’en faire une lecture féministe et en remplaçant la mort de l’héroïne par son mariage avec le prince, le studio a donc déformé l’esprit de l’histoire jusqu’à lui faire dire précisément l’inverse de ce qu’elle disait sous la plume d’Andersen. D’une critique du patriarcat, on est passé à une apologie.

Symboliquement, c’est en troquant sa queue de sirène contre des jambes humaines que l’héroïne devient une femme. Dans la bouche de la sorcière, le conte original mettait en garde la jeune héroïne de toutes les souffrances qu’elle allait devoir endurer pour devenir une femme digne de ce nom, c’est-à-dire belle et gracieuse, et ainsi susceptible de séduire un homme :

« Mais je te préviens que cela te fera souffrir comme si l’on te coupait avec une épée tranchante. Tout le monde admirera ta beauté, tu conserveras ta marche légère et gracieuse, mais chacun de tes pas te causera autant de douleur que si tu marchais sur des pointes d’épingle, et fera couler ton sang. Si tu veux endurer toutes ces souffrances, je consens à t’aider ».

Ces « qualités féminines » que sont la beauté, la légèreté et la grâce n’ont donc rien d’inné, mais sont au contraire le fruit d’une éducation qui s’accomplit dans la souffrance. Lucide quant à la condition des femmes sous le patriarcat, le conte illustre alors l’adage bien connu selon lequel « il faut souffrir pour être belle ». Andersen décrira ainsi les scènes de séduction avec le prince comme un mélange inextricable de plaisir et de douleur, rendant ainsi clairement manifestes les violences corporelles que subissent les femmes dans leurs tentatives de correspondre aux normes de beautés féminines.

« Chaque pas, comme avait dit la sorcière, lui causait des douleurs atroces ; cependant, au bras du prince, elle monta l’escalier de marbre, légère comme une bulle de savon, et tout le monde admira sa marche gracieuse. (…)

Après le chant, les esclaves exécutèrent une danse gracieuse au son d’une musique charmante. Mais lorsque la petite sirène se mit à danser, élevant ses bras blancs et se tenant sur la pointe des pieds, sans toucher presque le plancher, tandis que ses yeux parlaient au cœur mieux que le chant des esclaves, tous furent ravis en extase ; le prince s’écria qu’elle ne le quitterait jamais, et lui permit de dormir à sa porte sur un coussin de velours. Tout le monde ignorait les souffrances qu’elle avait endurées en dansant.

Le lendemain, le prince lui donna un costume d’amazone pour qu’elle le suivît à cheval. Ils traversèrent ainsi les forêts parfumées et gravirent les hautes montagnes ; la princesse, tout en riant, sentait saigner ses pieds. »

Or, chez Disney, toutes les allusions à ces souffrances intrinsèquement liées à la condition féminine ont disparu. Devenir une femme, ce n’est plus que du bonheur…

Le studio retourne par exemple complètement le sens de la scène où la petite sirène gagne ses jambes (et devient donc symboliquement une femme). Dans le conte, cette accession à la féminité était décrite comme une mort : « Elle s’assit sur la côte et but l’élixir ; ce fut comme si une épée affilée lui traversait le corps ; elle s’évanouit et resta comme morte ». L’adaptation japonaise avait d’ailleurs très bien restitué l’esprit de ce passage en montrant la sirène suffoquer et gémir longuement de douleur après avoir absorbé l’élixir.

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Au contraire, Disney transforme cette mort en une deuxième naissance. On voit ainsi Ariel sortir d’une cellule en étant propulsée hors du temple d’Ursula qui n’est pas sans évoquer un appareil génital féminin. Elle achève enfin sa remontée en remplissant ses poumons d’air, comme un nouveau-né sortant du ventre de sa mère.

L’érotisme du plan où l’héroïne vient une nouvelle fois au monde en jaillissant de l’eau les seins en avant est significatif du déplacement de point de vue qui a été opéré par rapport au conte original. De l’expression de la souffrance féminine on est passé à la féminité comme spectacle érotique pour le regard masculin. Difficile d’être plus en contradiction avec l’esprit de l’œuvre d’Andersen.

La-petite-sirène02La-petite-sirène03La-petite-sirène04 Une seconde naissance… étrangement érotique

De la même manière, les scènes où la petite sirène apprend à marcher dans la douleur ont été remplacées par une scène comique où l’héroïne tente maladroitement de tenir debout sans y parvenir, dans un esprit plus proche de Bambi que du conte d’Andersen.

La-petite-sirène05La-petite-sirène06La-petite-sirène07La-petite-sirène08

Le fait que l’héroïne du conte doive sacrifier sa voix pour devenir une femme servait aussi un propos anti-patriarcal. Sa soumission à l’injonction sexiste « sois belle et tais-toi » était vécue par la sirène comme une malédiction et une source de souffrance, et non comme une voie d’accès au bonheur. On retrouvera cette idée chez Disney, avec en plus la chanson d’Ursula qui explicite encore plus le discours patriarcal entourant cette injonction des femmes au silence : « Ah, je peux dire que les Humains n’aiment pas les pipelettes / Qu’ils pensent que les bavardes sont assommantes ! / Que lorsqu’une femme sait tenir sa langue / Elle est toujours bien plus charmante / Et qu’après tout à quoi ça sert d’être savante ? / … / C’est la Reine du silence qui se fait aimer ! ».

Si le fait qu’Ariel ne puisse pas parler à son prince est aussi parfois source d’angoisse et de souffrance dans le Disney, il me semble que le studio montre aussi ce silence forcé comme quelque chose d’amusant, voire séduisant. J’ai l’impression qu’Ariel muette ressemble plus à un petit animal mignon qu’il s’agit d’apprivoiser qu’à une femme opprimée par le patriarcat (comme c’était à mon avis plus le cas chez Andersen).

Mais le plus important dans tout ça est que Disney finisse par donner à Ariel le mariage qu’elle désire. Ce choix est loin d’être anodin. En faisant cela, le studio récompense l’héroïne pour sa capacité à s’être rendue conforme à ce que le patriarcat attendait d’elle (ce qui ne lui a pas demandé beaucoup d’efforts tant la féminité est présentée comme naturelle chez les héroïnes Disney). A l’inverse, la mort de la petite sirène dans le conte original (et son adaptation japonaise) sonnait comme une mise en garde à l’intention des jeunes spectatrices. On pouvait en effet y constater que, malgré tous les sacrifices et toutes les souffrances endurées pour séduire son prince, l’héroïne voyait celui-ci se détourner d’elle et en mourrait. Ainsi, plus qu’une promesse de félicité, l’accession à la féminité s’avérait être une malédiction causant la perte de le jeune femme. Alors que le conte original démystifiait le discours patriarcal, la relecture qu’en fait Disney reconduit au contraire la mystification : « soit belle, tais-toi, et tu séduiras l’homme de tes rêves qui te rendra heureuse ».

Non content de déformer l’histoire d’une manière aussi réactionnaire, Disney reprend des motifs du conte original pour les vider totalement de leur sens. Chez Andersen, la petite sirène se transformait après sa mort en « fille de l’air » et s’élevait alors dans le ciel. La dernière image de l’adaptation japonaise montrait ainsi une nuée d’étoiles scintillantes partir vers l’horizon, poursuivie par Fritz, l’ami dauphin de l’héroïne, tentant en vain de la rejoindre en hurlant : « Marina ! Marina ! ». A cette fin profondément triste, Disney substitut un happy end où Ariel et le prince partent en bateau vers l’horizon, et transforme la nuée étoilée en un arc-en-ciel sans autre signification que de faire joli.

La-petite-sirène09 « C’est ainsi que l’âme de la petite sirène s’envola vers le ciel. FIN »

La-petite-sirène10« Loin de la mer, et pour toujours, vivons sur terre, rêvons au grand jour. Prince de la terre, la vie commence, pour toi et moi. FIN »

Constructions fantasmatiques et masculinité virile

Le conte d’Andersen tendait à montrer l’amour pollué par des constructions fantasmatiques empêchant de voir les véritables individus. Si le prince se marie avec une autre que la petite sirène, c’est parce qu’il est obsédé par le souvenir de cette autre femme qui l’avait recueillie sur la plage lorsqu’il avait failli se noyer. Plutôt que d’aimer l’héroïne pour ce qu’elle est, le prince n’envisage de l’épouser que parce qu’elle ressemble à cette femme dont la vision l’a marqué à jamais. Et lorsqu’il s’aperçoit à la fin que la princesse à laquelle ses parents veulent le marier est justement cette femme dont il rêvait, il se détourne définitivement de la petite sirène. Je pense qu’il est possible de voir cet idéal féminin à l’aune duquel le prince juge les autres femmes comme une construction fantasmatique faisant obstacle à l’amour naissant entre les deux amants.

Cette lecture me semble d’autant plus défendable que l’on retrouve le même genre de projection du côté de l’héroïne. En effet, celle-ci s’amuse depuis son enfance à parer une statue représentant un charmant garçon au milieu de son jardin. Quand elle rencontrera le prince, elle lui trouvera une ressemblance avec sa statue. Ici aussi, il me semble que l’on peut voir cette statue comme le symbole de l’idéal masculin sur lequel l’héroïne se fixera sans parvenir à s’en détacher, et qui la mènera à la mort.

L’adaptation japonaise reprendra ce thème en montrant la petite sirène tomber d’abord amoureuse d’une statue trouvée dans une épave de navire, pour ensuite fixer son désir sur un jeune homme ressemblant à ce modèle.

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Disney récupèrera ce thème de la statue, mais en changera la signification. En effet, Ariel tombe d’abord amoureuse du prince réel, et trouve seulement ensuite la statue à son image. Ici, le fantasme ne précède donc pas la rencontre amoureuse, et ne peut donc pas influer sur elle. Chez Disney, l’amour est donc pur et véritable, indépendant des constructions fantasmatiques que les hommes et les femmes projettent les un-e-s sur les autres.

Cette relecture inverse donc le rapport entre fantasme et réalité. Alors que Marina voyait dans le prince une incarnation de son fantasme, Ariel voit dans la statue une matérialisation du prince réel (comme le montre la scène où elle se sert de la statue pour simuler une relation de séduction avec le prince Eric).

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Néanmoins, le film cherche tout de même à faire jouer à la statue le rôle d’idéal masculin. Lorsque Grimsby l’offre à Eric pour son anniversaire, ce dernier fait une moue dubitative et déclare, un peu gêné : « Eh bien… Il est vrai que… c’est… c’est monumental ». On nous invite donc ici à prendre acte de la différence entre le prince réel et la statue faite à son image. Par cette scène, le film semble insinuer ici qu’Eric n’est pas aussi caricaturalement héroïque et viril que la statue à son effigie. Or, juste après, lorsqu’Ariel trouvera la statue au fond de l’océan, elle s’exclamera : « C’est tout à fait lui ! La même allure, le même regard ». Tout excitée par cette représentation virile de l’homme de son cœur, elle s’amusera ensuite à mimer une scène de séduction reprenant le scénario hétéro-normé de l’homme fort venant délivrer la princesse de sa prison : « Comment Eric ? M’enfuir avec vous ? Vous êtes fou. Mais sans hésiter ! ».

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Ces passages auraient pu être intéressants s’ils avaient été intégrés à un propos cohérent, qui se serait attaché à déconstruire les normes de la masculinité virile et des constructions fantasmatiques dont elle peut être l’objet. Sauf que c’est tout l’inverse qui se produit. Non seulement, comme je l’ai dit, Ariel tombe amoureuse du prince avant d’être fascinée par la statue. Mais en plus, le film fait finalement du Eric réel un héros viril traditionnel, reconduisant ainsi les normes masculines qu’il faisait mine de critiquer lorsqu’il invitait le public à rire de la statue.

Certes, Eric est présenté au départ comme un homme un peu romantique et rêveur, et par là assez « féminin ». Il déclare ainsi ne pas vouloir se marier à la princesse à laquelle on le destine parce qu’il attend de rencontrer la femme de sa vie. Lorsqu’on le voit pour la première fois, il caresse son chien de manière très affectueuse et joue de la flûte en dansant. Ainsi, le rapport est inversé par rapport à la scène de rencontre classique entre le prince et la princesse chez Disney. Dans La Belle au bois dormant par exemple, Aurore est surprise par le prince alors qu’elle est en train de chanter et de danser avec les animaux de la forêt. Dans cette configuration, seul l’homme est sujet du regard, la femme étant réduite au statut d’objet, à un spectacle. Or, dans La Petite sirène, ce dispositif est inversé puisque c’est l’homme qui est objet du regard féminin. En faisant jouer de la flûte à Eric, le film renverse en plus le schéma de la sirène ensorcelant les marins de son chant, puisque c’est ici Eric qui charme Ariel en jouant de son instrument. La suite de la scène entérinera ce renversement des rôles puisqu’Ariel sauvera Eric de la noyade, se retrouvant dans la position traditionnellement masculine du chevalier sauvant sa belle de la mort.

Mais dès le début, cet aspect « féminin » du personnage est contrebalancé par un grand nombre de traits indiscutablement virils. Dans son physique et son attitude, Eric est en effet foncièrement masculin, et le film insiste sur ce point en l’opposant à Grimsby, son valet efféminé.

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De plus, Eric ne rêve pas de sa princesse comme Blanche-Neige rêvait par exemple de son prince charmant en attendant sagement à sa fenêtre qu’il vienne la cueillir. Non, Eric cherche activement et inlassablement l’élue de son cœur : « je sais qu’elle existe quelque part, mais je ne l’ai pas encore trouvée ».

La-petite-sirène16Bouge pas poupée, j’arrive

Il est donc d’emblée posé comme un personnage actif et puissant physiquement. Dans la scène de la tempête, il se montrera ainsi particulièrement courageux en allant chercher son chien sur le bateau en feu, au péril de sa vie.

Loin de faire fond sur les aspects féminins de la personnalité d’Eric, le film insistera au contraire de plus en plus sur sa virilité. Et on peut même dire qu’un des enjeux du film est que le prince accède à une virilité pleine et entière pour pouvoir être digne de la princesse. Par exemple, tout le suspense de la scène de séduction sur la barque repose sur le fait qu’Eric n’est pas assez entreprenant dans le rapport de séduction. Tout le monde attend que celui-ci attrape la bouche d’Ariel pour que le sortilège soit rompu, mais le prince est trop timide pour passer à l’acte. Les paroles de la chanson qu’entonnent en chœur les animaux de l’étang sont éloquentes :

« [COUPLET] Regarde-la, douce et fragile à la fois / Elle ne dit rien, elle se tait / Mais ton cœur brûle en secret / Tu ne sais pas pourquoi / Mais c’est plus fort que toi / T’aimerais bien… l’embrasser / Tu rêvais d’elle / Tu l’attends depuis toujours / Si c’est un roman d’amour / Faut provoquer l’étincelle / Et les mots crois-moi / Pour ça, il n’y en a pas / Décide-toi, embrasse-la / [REFRAIN] Sha-la-la-la-la-la, my oh my / Il est intimidé / Il n’ose pas l’embrasser / Sha-la-la-la-la-la, s’il est sage / Ça serait vraiment dommage / Adieu la fiancée /[COUPLET] Prends-lui la main / Dans la douceur du lagon / Décide-toi mon garçon / Et n’attends pas demain / Elle n’dit pas un mot / Et n’dira pas un mot / Avant d’être embrassée / [REFRAIN] Sha-la-la-la-la-la, n’aies pas peur / Ne pense qu’au bonheur / Vas-y, oui, embrasse-la / Sha-la-la-la-la-la, n’hésite pas / Puisque tu sais que toi / Toi, tu ne penses qu’à ça / Sha-la-la-la-la-la, c’est si bon / Écoute la chanson / Décide-toi, embrasse-la / Sha-la-la-la-la-la, vas-y fait vite / Écoute la musique / Dépêche-toi, embrasse-la / Embrasse-la, embrasse-la, embrasse-la… allez, vas-y / Embrasse-la »

La-petite-sirène17 Mais qu’est-ce que t’attends ? Fais pas ton timide, attrape-lui la bouche ! Soit un homme bon sang !

Cette passivité masculine dans le rapport de séduction est ainsi condamnée sans appel par le film, puisqu’elle manque de peu de coûter la vie à l’héroïne. Heureusement, Eric se rattrapera à la fin en sauvant héroïquement sa princesse et le royaume des mers par un geste éminemment viril, consistant à transpercer le corps d’Ursula avec son bateau…

En 1989, les mouvements féministes sont passés par là, et Disney ne peut donc plus se permettre de mettre d’emblée en scène des personnages incarnant les normes traditionnelles de masculinité et de féminité. Il commence donc par renverser un peu les rôles et tenir un semblant de discours critique sur la virilité traditionnelle (incarnée par la statue), pour mieux réaffirmer au final les bonnes vieilles valeurs patriarcales. Alors que le conte original et son adaptation japonaise contenaient des éléments menant vers une critique cohérente des constructions fantasmatiques qui s’appuient sur les normes de genre traditionnelles, Disney étouffe cette dimension et réaffirme finalement sans ambiguïté une conception hétéro-normée et patriarcale de l’Amour comme rencontre pure et magique entre deux êtres.

Bonne et mauvaise féminité

On retrouve la même réaffirmation des normes patriarcales dans l’évolution de la figure d’Ariel tout au long du film. Au début, celle-ci est présentée comme une héroïne curieuse et active  qui ne se satisfait pas de sa condition et se rebelle contre l’autorité paternelle. En faisant de la petite sirène une telle aventurière, Disney la démarque des figures traditionnelles de princesses auxquelles il avait habitué son public. En effet, alors que les Blanche-Neige, Cendrillon ou Aurore étaient fondamentalement passives, Ariel prend en main son destin et joue un rôle moteur dans la narration.

Malheureusement, comme dans le cas d’Eric, ce point de départ plutôt progressiste en ce qui concerne les représentations sexuées sera totalement renversé dans la suite du film. Progressivement, Ariel perdra toute initiative pour finir dans la position de la princesse sauvée par son prince et trouvant le bonheur dans le mariage hétérosexuel avec un homme viril.

Le film valorise la féminité passive et soumise en montrant non seulement qu’elle mène au bonheur (le mariage avec le prince), mais aussi en l’opposant à un exemple de mauvaise féminité, incarnée par Ursula. Si cette dernière est diabolisée, c’est avant tout parce qu’elle recherche le pouvoir et menace ainsi l’ordre patriarcal (dans lequel le pouvoir doit être un privilège exclusivement masculin). Je reviendrai plus loin sur cette dimension du personnage, car ce qui m’intéresse pour l’instant, c’est le type de féminité qu’elle incarne au sein du rapport de séduction hétérosexuel.

Alors que le dispositif scénaristique condamne Ariel à une totale passivité (elle doit recevoir du prince un baiser d’amour pour rompre le sortilège), Ursula est au contraire dépeinte comme une femme sexuellement entreprenante, voire carrément agressive. Son physique même est déjà placé sous le signe de l’excès (ses fesses et sa poitrine sont énormes, sa bouche gigantesque).

Dans le même esprit, on la voit aussi se maquiller outrageusement devant sa glace. Disney insiste ainsi énormément sur le fait que sa féminité est artificielle, contrairement à la féminité « naturelle » d’Ariel. Les créateurs du studio se sont d’ailleurs inspirés du travesti Divine (l’acteur fétiche de John Waters) pour concevoir le personnage d’Ursula. Cette dimension transphobe (ou du moins « travesti-phobe ») du personnage est intéressante à remarquer car elle montre bien que ce qui est diabolisé ici, c’est une femme qui n’est « pas vraiment une femme » (et ne pourra jamais l’être pour Disney). Cette inspiration en rajoute donc sur le côté artificiel de la féminité d’Ursula (puisque celle-ci est claquée sur un homme qui « sur-produit » de la féminité, notamment à l’aide de maquillage), et stigmatise aussi en même temps sa dimension « trans », ainsi que son côté « homme dans un corps de femme » (dont je reparlerai plus loin).

La-petite-sirène19La-petite-sirène18Ursula et son maquillage putassier

Elle expliquera ensuite à  Ariel qu’il n’est pas besoin de parler pour séduire les hommes, car l’instrument le plus efficace que possèdent les femmes en ce domaine est leur corps : « Tu as de l’allure, une frimousse d’ange, et ne sous-estimons surtout pas l’importance du langage du corps ». En même temps qu’elle donne ces conseils, Ursula les illustre en se trémoussant de manière ultra-sexuelle.

La-petite-sirène20La-petite-sirène21 La  prédatrice

Pour couronner le tout, Ursula revêtira une apparence humaine pour aller séduire le prince et tenter ainsi d’empêcher son union avec Ariel.

Disney diabolise ici la femme active dans le rapport de séduction. Car si, sous le patriarcat, les femmes se doivent d’être  suffisamment désirables pour les hommes (sous peine sinon d’être qualifiées de « frigides », « mal baisées », « garçons manqués », etc.), elles ne doivent pas non plus être trop entreprenantes sexuellement (sous peine d’être alors traitées de « salopes », « putes », « nymphomanes », etc.). C’est cette deuxième faute impardonnable que commet Ursula. Celle-ci est diabolisée parce qu’elle utilise la séduction comme un pouvoir, alors qu’une femme doit au contraire offrir sa beauté à l’homme, se donner à lui en attendant qu’il vienne la cueillir (comme le fera Ariel).

Au passage, cette tendance à valoriser la féminité passive dans la relation de séduction et à stigmatiser au contraire la féminité active est un motif récurrent chez Disney. Toutes les princesses sont en effet dans l’immense majorité des modèles de passivité qui se contentent d’attendre que leur homme vienne les prendre, comme le résume exemplairement le mot d’ordre de Blanche-Neige « un jour mon prince viendra ». A l’inverse, les femmes cherchant activement à séduire un homme sont soit diabolisées, soit ridiculisées (comme le sont par exemple les sœurs de Cendrillon ou Charlotte dans La princesse et la grenouille, véritables « hystériques »).

Il est notable que Disney ait créé de toutes pièces ce personnage. En effet, s’il y a bien une sorcière dans le conte, celle-ci n’est aucunement décrite comme une femme prédatrice. Elle est juste celle qui propose à l’héroïne d’échanger des jambes humaines contre sa voix. Or, non seulement Disney transforme cette sorcière en contre-modèle de féminité, mais il en fait en plus la rivale directe de l’héroïne dans sa quête pour obtenir l’amour d’Eric. Ainsi, le studio fusionne en un seul deux personnages féminins du conte : la sorcière et la femme pour laquelle le prince délaisse la petite sirène. Ce dernier personnage est donc diabolisé par Disney, alors qu’il ne l’était nullement chez Andersen. Cette opération a pour conséquence d’innocenter totalement le personnage masculin (en montrant Eric hypnotisé par un sort d’Ursula) et d’introduire une histoire de rivalité féminine. Ariel n’est donc plus victime du système patriarcal comme l’était l’héroïne d’Andersen, mais la victime d’une autre femme. C’est bien connu, ce ne sont pas les hommes ou le patriarcat qui oppriment les femmes, mais les femmes qui s’oppriment entre elles toutes seules…

Belle toute nue et naturellement sexy

Comme on l’a vu, Disney stigmatise la féminité artificielle et excessive d’Ursula en l’opposant à la féminité naturelle d’Ariel. Même si l’héroïne n’est en principe qu’une adolescente de 16 ans en passe de devenir une femme, le film la féminise énormément, et d’une manière qui fait passer cette féminité pour naturelle. En effet, le seul moment où l’on voit Ariel recevoir des conseils de féminité est la scène avec Ursula, où celle-ci lui montre par exemple comment bouger ses fesses pour exciter les hommes. Or il est à mon avis intéressant de remarquer qu’Ariel bouge déjà son corps de la sorte avant même d’avoir rencontré Ursula, lorsqu’elle danse innocemment avec Polochon.

La-petite-sirène22 Le « langage du corps » est-il quelque chose d’inné chez Disney ?

De la même manière, on voit l’héroïne se regarder dans le miroir, mais sans l’attirail d’Ursula.

La-petite-sirène23La-petite-sirène24Belle naturellement

Or si l’on ne voit jamais Ariel se maquiller, ses lèvres me semblent tout de même étonnamment rouges, ses sourcils incroyablement fins, et ses cils remarquablement bombés. En fait, c’est comme si Ariel incarnait un type de beauté accessible uniquement par l’usage de maquillage, mais sans jamais en utiliser.

La-petite-sirène25 Sans maquillage ? Vous êtes sûr-e-s ?

On pourrait faire le même type d’observation à propos de ses cheveux. Ceux-ci semblent toujours se disposer miraculeusement de manière à composer des coupes toutes plus invraisemblables les unes que les autres. Là encore, c’est sans effort et tout naturellement qu’Ariel accède à une perfection esthétique qui demanderait en réalité un travail énorme.

La-petite-sirène26La-petite-sirène27La-petite-sirène28 Ariel et sa chevelure de rêve

J’ai l’impression qu’on touche là le cœur de l’oppression liée à cette valorisation de la « féminité naturelle » sous le patriarcat. En imposant un tel idéal aux femmes, on leur demande l’impossible, à savoir de correspondre à des normes de beauté inatteignables sans l’usage de cosmétique et sans un travail énorme sur leur apparence, mais cela sans utiliser de tels produits ni se livrer à un tel travail (car il faut que cette beauté soit « naturelle »). Les femmes sont donc prisonnières d’une double contrainte, puisqu’on exige à la fois d’elles qu’elles soient belles pour les hommes et correspondent ainsi aux normes de beauté artificielles et arbitraires qu’on leur impose, mais sans travailler leur apparence (sous peine de risquer d’être, comme Ursula, trop putassière). Toujours menacées d’être « trop » ou « pas assez » par rapport à un idéal qui n’existe pas, les femmes sont ainsi constamment sur la sellette, toujours exposées au jugement masculin et jamais assez bien, donc toujours dévalorisées.

Pour en finir sur les cheveux d’Ariel, il est à mon avis intéressant de noter que c’est uniquement lorsqu’elle devient humaine et qu’elle veut se rendre belle pour son prince que l’héroïne commence à travailler sa coiffure.

La-petite-sirène29La-petite-sirène30La-petite-sirène31 Me faire belle pour mon homme

L’idéal impossible de la « féminité naturelle » rencontre donc ici l’injonction à se faire belle pour le regard masculin. Sébastien le crabe l’expliquera d’ailleurs clairement à Ariel que, si elle veut séduire son prince, elle devra « utiliser toutes les armes de la séduction » en « battant des cils » et « faisant des effets de bouche ». S’il ne faut donc pas trop en faire pour rester « naturelle », il faut quand même faire des efforts pour séduire son homme. Compliqué tout ça hein ? Ben oui, c’est fait exprès…

Pour couronner le tout, la beauté d’Ariel n’échappe pas à l’incontournable « impossible hourglass figure » (la « silhouette en sablier impossible »), à laquelle ont droit quasiment toutes les héroïnes Disney. Dans la mesure où ce film s’adresse en priorité à des jeunes filles invitées à s’identifier à l’héroïne, je pense qu’il ne faut pas sous-estimer la violence des injonctions qui leur sont martelées ici, dès le plus jeune âge, à correspondre à des normes de beauté tout simplement inatteignables.

La-petite-sirène32 Le sablier impossible, en toute simplicité…

Par ailleurs, cette féminité naturelle d’Ariel a à mon avis principalement pour but dans l’histoire de contrebalancer d’emblée tous les traits un peu trop « masculins » de sa personnalité. Ainsi, lorsqu’elle part à la recherche d’objets humains dans une épave de bateau, cette aventure pleine de danger (elle manque de peu de se faire dévorer par un énorme requin) ressemble beaucoup à une sortie shopping.

La-petite-sirène33La-petite-sirène34La-petite-sirène35 Ariel va faire les soldes avec son sac à main

Ou encore, lorsqu’elle chante sa tristesse d’être prisonnière de la mer et de l’autorité de son père, le film entremêle les aspirations d’Ariel à l’aventure et au savoir (« moi je voudrais parcourir le monde » / « moi je veux savoir, moi je veux pouvoir poser des questions et qu’on me réponde ») à son désir, encore inavoué, d’une histoire d’amour hétérosexuelle.

La-petite-sirène36La-petite-sirène37 Je veux savoir et comprendre…

La-petite-sirène38… mais au fond je veux surtout rencontrer un phallus qui me fasse danser

Et effectivement, à partir du moment où Ariel aura rencontré le prince, le film se focalisera sur l’histoire d’amour, et tout le reste passera au second plan. Au final, l’émancipation d’héroïne se résumera surtout à passer d’un homme à un autre. Une fois qu’Eric aura réussi son test de virilité en remportant son combat contre Ursula, papa Triton autorisera généreusement sa fille à passer sous la domination d’un autre homme en lui offrant les jambes dont elle rêvait et en donnant sa bénédiction au mariage.

La-petite-sirène39La-petite-sirène40La-petite-sirène41 Le transfert de la femme, du père au mari, dans la plus grande tradition patriarcale. C’est beau l’émancipation féminine selon Disney…

Le gentil papa et la méchante dominatrice

Dans le conte original comme dans l’adaptation japonaise, le roi de la mer est un personnage quasi-inexistant. C’est Disney qui décida de lui donner de l’importance en faisant du Roi Triton le patriarche bienveillant que l’on connaît. Par cette opération, le studio évacua un autre personnage (pourtant absolument essentiel) du conte d’Andersen : la grand-mère de la petite sirène, qui dirige le château et s’occupe de l’éducation de l’héroïne. En supprimant cette figure maternelle positive, Disney laisse donc Ariel seule face son père, avec pour seul autre référent possible la démoniaque Ursula.

Personnellement, j’ai du mal à voir ce choix de substituer le matriarcat bienveillant de la grand-mère au patriarcat du Roi Triton comme autre chose qu’une réaction antiféministe aux mouvements égalitaires des années 60-70[3]. Pendant les années 80, une femme qui a du pouvoir ou le recherche (comme Ursula) ne peut être qu’une harpie dominatrice, alors qu’un homme qui règne en maître tout-puissant sur son peuple est un être fondamentalement bon. Dans ce contexte, la grand-mère de la petite sirène n’a plus donc plus droit d’existence.

Revenons sur le personnage du Roi Triton. Si celui-ci apparaît quelque fois comme autoritaire vis-à-vis de sa fille (notamment lorsqu’il pulvérise la statue d’Eric dans un accès de colère), le film prend toujours bien soin de nous le montrer plein de remords (comme lorsqu’il demande à Sébastien : « Tu crois que j’ai été trop sévère avec elle ? »). Si Disney montre qu’il a entendu les revendications féministes en présentant le pouvoir patriarcal comme problématique, tout le propos du film par la suite consiste néanmoins à nous montrer en long, en large et en travers, que le patriarche est mu au fond par les meilleures intentions du monde. Si le Roi Triton empêche sa fille de vivre sa vie, c’est juste parce qu’il s’inquiète pour elle. Et le pauvre homme souffre d’ailleurs de ce pouvoir, lui qui est si incompris par sa fille…

La-petite-sir̬ne42 Dur dur dՐtre un patriarche

Remarquons au passage que ce n’est pas seulement les femmes que le Roi Triton domine en toute bienveillance, mais aussi les noirs. En effet, son fidèle serviteur Sébastien est le seul personnage du film à avoir un « accent africain » très prononcé[4]. Pour que ce soit bien clair, Disney réserve même au crabe une chanson très « exotique » (« Sous l’océan »), dont le rythme et la sonorité sont inspiré du Calypso[5]. Cette chanson est un petit bijou de caricature raciste sur le thème « ici c’est super, qu’est-ce qu’on s’amuse ». Et il n’est donc pas anodin que ce soit Sébastien-le-noir qui la chante. En effet, ce ici-où-on-s’amuse-et-où-il-fait-bon-vivre, c’est le pays des noirs qui ont le rythme dans la peau, vivent dans le farniente et dansent toute la journée. Du coup, le passage du monde de l’Océan (tel que présenté par Sébastien) au monde de la Terre est aussi, en un sens, un passage du monde archaïque des noirs paresseux où on s’amuse bien, même s’il est heureusement dominé de main ferme par le grand roi bienveillant, au monde de la civilisation sérieuse et mature : celui du Prince blanc et de la bonne société blanche.

Les paroles de cette chanson sont assez explicites : « Regarde bien le monde qui t’entoure / Dans l’océan parfumé / On fait carnaval tous les jours / Mieux, tu ne pourras pas trouver », ou encore : « Là-haut, ils bossent toute la journée / Esclavagés et prisonniers / Pendant qu’on plonge / Comme des éponges / Sous l’océan ». Le propos se précise ensuite de plus en plus : « Chez nous, les poissons se fendent la pipe / Les vagues sont un vrai régal / Là-haut, ils s´écaillent et ils flippent / A tourner dans leur bocal », ou encore  « Tu vois l´esturgeon et la raie / Se sont lancés dans le reggae / On a le rythme, C´est d´ la dynamite, Sous l´océan! / etc. ». Un crabe à l’accent « des îles » qui nous explique que ses amis qui font du rap, du jazz et du reggae ont le rythme dans la peau et se la coule douce toute la journée, voilà qui me semble pour le moins douteux[6].

La-petite-sirène43La-petite-sirène44La-petite-sirène45Les « poissons-nègres », une famille de poissons aux grosses lèvres aujourd’hui encore trop peu connue des scientifiques

A côté de ça, Sébastien-le-noir est un peu avec Triton dans le même rapport que Zazou avec Mufasa[7] : il est ce serviteur dévoué qui passe son temps à râler gentiment tout en ne remettant jamais en question la domination qu’il subit. Et le pire, c’est que c’est censé être drôle. Dans sa chanson, Sébastien sous-entend d’ailleurs qu’il n’est pas du tout exploité par son maître blanc, vu que l’esclavage ça n’existe que chez les humain-e-s, pas sous l’océan (« Là-haut, ils bossent toute la journée, esclavagés et prisonniers / Pendant qu’on plonge, comme des éponges, sous l’océan »).

Comme dans le cas de la relation Ariel-Triton, Disney dénie donc totalement le rapport d’oppression qu’il est en train de mettre en scène. Et l’homme blanc peut ainsi continuer à dominer tranquillement ses semblables, en toute bienveillance bien sûr…

Face à lui, Ursula est diabolisée parce qu’elle est une femme qui aspire au pouvoir. Avec ses multiples tentacules et sa bouche démesurée, elle incarne typiquement la menace féminine telle que le patriarcat la fantasme.

La-petite-sirène46La-petite-sirène47

Disney insiste bien sur sa soif de pouvoir, comme lorsqu’il la montre en train de caresser avec envie le trident de Triton, symbole phallique de son pouvoir souverain.

La-petite-sirène48Mmmm, c’est quelque chose de bien excitant que tu as là brave Triton…

Et Disney ira très loin dans son délire antiféministe. En effet, il apparaîtra rapidement qu’Ursula ne cherche pas uniquement le pouvoir, mais qu’elle veut aussi et surtout émasculer le Roi Triton (« Je veux le voir se tortiller comme un ver à l’hameçon ! »). Comme elle le dira elle-même, la petite Ariel n’est qu’un instrument dans son plan machiavélique, un « appât » qui lui permet de ferrer ce « plus gros poisson » qu’elle a en vue. Elle parviendra finalement à réaliser ses plans, réduisant notre Roi bodybuildé en une sorte de polype tout décrépi.

La-petite-sirène49De phallus en érection…

La-petite-sirène50… à pénis tout rabougri !

Lorsqu’elle s’empare finalement du pouvoir, Ursula prend des proportions gigantesques, symbolisant un pouvoir tyrannique et destructeur. On retrouve ici l’opposition (classique chez Disney) entre bon-ne et mauvais-e souverain-e (Triton vs Ursula, Richard Cœur de Lion vs Prince Jean, Mufasa/Simba vs Scar, etc.), le premier gouvernant pour le bien du peuple, contrairement au second qui n’est motivé que par l’égoïsme et la volonté de puissance. Or c’est peut-être dans La Petite Sirène que ce pouvoir tyrannique est le plus effrayant (et renforce donc encore plus la légitimité de ce « dominant bienveillant » qu’est Triton).

Lorsqu’elle grossit jusqu’à devenir un véritable monstre des mers, Ursula a tout à coup une voix masculine. Cette mue soudaine nous rappelle ainsi que la transgression de la sorcière est avant tout une transgression de genre : celle d’une femme qui n’a pas su rester à sa place et a voulu usurper le pouvoir masculin.

La-petite-sirène51La-petite-sirène52La-petite-sirène53« Je suis la souveraine de tous les océans ! Les vagues obéissent à mes moindres désirs. Le peuple de la mer plie devant mon pouvoir »

Heureusement, la pécheresse sera punie et le patriarcat sauvé par le brave Eric, qui portera un coup fatal à la sorcière en la pénétrant littéralement de son bateau. Difficile de faire plus symbolique comme meurtre…

Comme j’ai essayé de le montrer, Disney ne s’est donc pas contenter de « changer la fin du conte en happy end pour faire plaisir aux enfants », comme on peut souvent l’entendre. Sa relecture de l’œuvre d’Andersen est en effet beaucoup trop cohérente politiquement pour être considérée comme une simple « édulcoration ». En effet, d’un conte ambigu et plutôt anti-patriarcal, il a tiré un pamphlet antiféministe d’une violence hallucinante.

 Paul Rigouste


[1] http://fr.wikipedia.org/wiki/Studios_Disney_de_1989_%C3%A0_1995

[2] Le conte est ambigu sur ce point puisque, lorsqu’elle meurt, la sirène est récompensée de son courage en devenant  une « fille de l’air », et peut donc espérer gagner une âme immortelle si elle fait le bien pendant trois cents ans. Dans la mesure où l’héroïne avait manifesté au début le désir d’avoir une âme immortelle, on peut voir cette conclusion comme une sorte de happy end. Mais reste que la fin du conte est tout de même très noire puisque la sirène perd quasiment tout ce qui faisait son bonheur (sa famille, l’homme dont elle était amoureuse, la vie d’humaine à laquelle elle aspirait) puis s’élève, en larmes, vers le ciel.

[3] Cf. sur le sujet le livre Backlash : The Undeclared War Against American Women, de Susan Faludi

[4] Ce sont toujours des Noirs qui doublent le personnage de Sébastien dans La Petite Sirène 1 et 2, que ce soit dans la version originale ou française (Samuel E. Wright pour la VO, Henri Salvador, Christophe Peyroux et Frantz Confiac pour les VF).

[5] http://fr.wikipedia.org/wiki/Calypso_%28musique%29

[6] S’ajoute à cela dans la version française le choix, pour doubler Sébastien, du chanteur Henri Salvador, interprète (souvent avec un accent énorme) de plusieurs chansons du même esprit, qui font l’éloge du farniente des tropiques et de la paresse de celleux qui y habitent par opposition aux français -blancs- de France continentale noyés dans le sérieux mortifère et le travail. Cf. par exemple « Faut rigoler » (http://www.dailymotion.com/video/xffu93_henri-salvador-faut-rigoler-1960_news), « Je ne peux pas travailler » (http://www.youtube.com/watch?v=mBVawWzQQFI) ou encore « Tant pis pour
Paris » (http://dededu59.musicblog.fr/1658499/tant-pis-pour-paris-par-henri-salvador/

[7] http://www.lecinemaestpolitique.fr/le-roi-lion-ou-lhistoire-de-la-vie-expliquee-aux-enfants/