Interview : le mythe des Amazones dans Wonder Woman, Xena, Lost Girl et Supernatural
25 juillet 2019 | Posté par Arroway sous Cinéma, Tous les articles |
Dans le cadre d’une thèse, adelin*/ leo Leménager travaille sur les questions de la réception du mythe des Amazones dans la culture populaire, en particulier dans le contexte lesbien radical des années 70.
Sorti en juin 2017, le film Wonder Woman est l’actualisation la plus récente et la plus médiatisée de la figure de l’Amazone sur nos écrans. L’entretien qui suit réalisé durant l’été 2018 propose d’explorer quelques pistes de réflexion sur l’utilisation et la réception du mythe des Amazones dans les films et séries contemporaines.
Est-ce que tu pourrais commencer par expliquer en quoi consiste le mythe des Amazones ?
C’est une question qui est compliquée, on pourrait y répondre pendant trois heures, et même plus. Tout d’abord, il n’y a pas un mythe des Amazones, mais plusieurs, il y a plein d’histoires. Du coup, le mythe des Amazones va englober un imaginaire complexe, riche et très diversifié.
On peut commencer par définir ce que sont les Amazones, de manière très caricaturale. J’ai tendance à expliquer le mythe des Amazones à partir de deux questions centrales : la question du genre et la question de la communauté. Les Amazones sont des guerrières de l’Antiquité. La première occurrence écrite date du VIIIe siècle avec l’Iliade, mais il existe probablement une tradition orale bien antérieure. On les situe dans ce qui est l’actuelle Turquie. C’est un peuple de guerrières qui se battent, qui vont à la chasse, et qui construisent une ville avec des infrastructures très réduites – sans maison, sans lieu sacré. Plus tardivement, il pourra y en avoir, mais pas à la base. Elles vivent dans une communauté en non-mixité où elles sont dans un système de hiérarchie : il y a toujours une reine et elles sont toutes des sœurs. Donc il y a un système hiérarchique mais qui est peu prégnant, c’est-à-dire qu’il y a une reine mais toutes les autres sont au même niveau. Et même la reine est choisie parce que c’est celle qui est la plus « vaillante », la plus forte au combat, mais cela ne lui confère pas de privilèges en particulier à part celui d’avoir des attributs particuliers qui peuvent être donnés par les dieux, mais ça ce sont d’autres histoires. Donc les Amazones, ce sont cet ensemble d’idées.
Il y a beaucoup de questions autour de leur genre. Elles sont perçues comme étant physiquement des femmes, mais à l’intérieur, elles ont une âme masculine. Donc elles sont pensées comme des hommes cis à l’intérieur de corps de femmes cis. Je dis « cis », parce que même si c’est un terme qui vient de nos lunettes contemporaines, c’est très important à mon avis parce qu’il y a la question de la norme : il y a la question de la norme masculine à l’intérieur et la question de la norme féminine à l’extérieur. Donc on est sur quelque chose de normatif par rapport au genre. Ce sont des femmes complètement normatives : elles sont belles, elles sont sexy, elles sont attirantes, elles ont des cheveux longs, elles ont des seins, elles sont maigres, elles sont blanches.
Tu veux dire dans les représentations actuelles ?
Non, non, dans les représentations antiques. Et elles sont considérées comme des mecs cis complètement normés à l’intérieur avec le côté agressif, violent, guerrier, de courage, héroïque, etc. Donc on est vraiment sur deux identités de genre très normatives.
Est-ce que tu penses que c’est parce que lorsque l’on parle de femmes guerrières, on a tout de suite ces représentations normatives ? Ou est-ce que tu as d’autres représentations en tête qui sortent de ces deux stéréotypes que tu décris ?
Il y a quelque chose de très intéressant dans un mémoire que j’ai lu il n’y a pas longtemps, intitulé « La figure de l’Amazone dans la culture populaire » de Laura Kazprzak (ldisponible à cette adresse https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01614655). Elle avance l’hypothèse suivante, que j’avais aussi formulée mais je trouve qu’elle le dit très bien : dès qu’on pense la femme guerrière, on pense un corps hyper sexualisé avec une gestuelle d’homme. Une meuf ne peut être badass qu’uniquement en utilisant les outils de la masculinité classique. On plaque la masculinité sur un corps de femme, et c’est ça qui fait une guerrière, ou une héroïne courageuse. Dès qu’il y a une notion de courage, de guerre, on va toujours chercher dans l’imaginaire masculin et on le plaque dessus.
Le courage physique ? Et qui ne soit pas du courage par le sacrifice ?
Oui, le courage normatif : le courage dans la violence. Du coup, est-ce qu’il y a des personnages qui sortent de ça ? Dans les médias de masse, non. En tout cas, moi je n’en vois pas. Quand on pense à Lara Croft, à Wonder Woman, même Xena qui a quand même un côté de masculinité normative assez fort… Ce qui est différent chez Xena, c’est qu’elle ne veut pas d’enfants et ne se présente pas comme une femme toute douce et gentille. Et en même temps, il a des trucs lesbiens qui se passent avec Gabrielle. Et en même temps elle se comporte comme un mec. Il y a trois niveaux, c’est une sorte de mix qui est un peu plus complexe que les autres personnages, mais qui reste normatif dans la vision de la féminité et de la masculinité. Dans la même lignée que le dernier Mad Max avec Charlize Theron, où c’est l’apogée de ce que je viens de te décrire : elle a même le crâne rasé, ils l’ont masculinisée physiquement pour pouvoir la penser. Je ne vois pas de figure alternative dans les médias de masse.
J’ai l’impression que c’est lié à la guerre, la guerre physique, qui est genrée au masculin. La guerre psychologique est différente.
Oui, avec la manipulation.
Tous les codes autour de l’entraînement physique, des armes, de l’usage de ses poings, de l’usage violent de son corps sont genrés automatiquement au masculin. On peut se demander dans quelle proportion ce que l’on regarde est genré au masculin, ce qui nie la féminité du personnage, et dans quelle proportion on applique soi-même ce genrage au masculin, parce qu’on se dit que c’est la guerre, et que la guerre c’estmasculin. Et on pourrait étendre la discussion à cette conception essentialiste d’une féminité douce, passive, qui ne doit œuvrer que pour la paix, en opposition avec une masculinité guerrière.
Avec les artistes lesbiennes sur lesquelles je bosse, on n’est pas du tout dans la même représentation du corps. Les guerrières ont des corps massifs, ils n’ont rien de masculin et rien de féminin, ce sont des corps qui sont ailleurs en termes de genre. Je donne toujours deux exemples, qui sont Lena Vandrey et Michèle Larrouy qui ont fait des Amazones.
Après, il y a plein de choses alternatives, je pense à une œuvre de Maïc Batmane sur les Amazones : ce sont trois actrices porno qu’elle a tatouées. C’est très intéressant comme image parce qu’on est toujours dans l’hypersexualisation, on est toujours dans l’hyperféminité, mais on est dans la récupération de l’hyperféminité par la transgression de la norme (douceur, passivité, etc). Car une actrice porno n’est pas dans la norme de ce point de vue-là. Elle est dans la norme physique, mais pas à ce niveau là, parce qu’elle est perçue comme une « salope ».
Mais majoritairement, ça reste sur ce que je t’ai dit avec Laura Kazprzak : une masculinité plaquée sur un corps féminin.
Ce que tu as étudié ce sont les représentations des Amazones dans des films et des séries, et dans la culture populaire. Qu’est-ce qui t’a fait t’y intéresser ?
En fait, le sujet de ma thèse est plus général que cela puisque que je m’intéresse aux réceptions du mythe des Amazones de manière générale ainsi qu’au lesbianisme : comment le mythe est réceptionné dans ce contexte, surtout dans le lesbianisme des années 70, qui est un lesbianisme politique et séparatiste. Voilà mon angle d’attaque.
La réception lesbienne du mythe des Amazones se confronte à la réception normative du mythe, et donc à la réception hétéro et à la réception des médias de masse. Donc j’ai décidé d’aller voir ça pour faire des comparaisons entre ces deux espaces-là : quelles porosités y a-t-il entre ces deux milieux, et quels rejets il va y avoir ? Car évidemment le lesbianisme ne va pas reprendre l’image qui va être véhiculée par les représentations normatifves.
Je voulais aussi travailler sur Xena depuis longtemps, car c’est une des rares séries dans laquelle il y a une féminité alternative à la féminité classique qu’on te sort partout. C’est l’une des portes d’entrées de mon travail.
Et tu as aussi notamment travaillé sur Wonder Woman, Xena donc, et certains épisodes de séries comme Supernatural et Lost Girl. Dans le cadre de Wonder Woman d’une part, et dans Xena d’autres part, quels usages et quelles réinterprétations as-tu observées du mythe des Amazones ?
Il y a des choses qui sont similaires entre Wonder Woman et Xena, et aussi des différences. Dans Wonder Woman, il y a ce que j’appelle un « discours différentialiste moralisateur ». Le but absolu de Wonder Woman, c’est de rétablir le contact avec les hommes. Elle est déjà dans une démarche de sortir de l’amazonat, de ce qu’on pourrait appeler l’amazonat comme non-mixité et qui est différent d’un système matriarcal car celui-ci n’est pas forcément non-mixte. L’amazonat, c’est une sorte d’âge adolescent du matriarcat. Le but de Wonder Woman, c’est de sortir de l’amazonat et de passer dans un monde normé. Il y a eu un animé qui a été fait sur Wonder Woman en 2009, qui reprend le passage à Themiscyra, où Steve tient des discours absolument magiques du genre « mais qu’est-ce que vous croyiez, que les mecs c’était que de la merde ? On est vachement stylé, c’était une énorme erreur de votre part et maintenant tu t’en rends compte ». Le discours est extrêmement moralisateur au sujet de la non-mixité, c’est un discours que l’on rencontre toujours aujourd’hui. On retrouve beaucoup cet aspect dans Wonder Woman, le côté « tu as enfin compris qu’il fallait vivre avec les hommes, heureusement que tu as grandi ».
Dans le dernier film de Marvel, il a cette dimension de destinée historique : elles vivent sur une île, protégée par un dôme magique pénétré par des bateaux allemands. Et dans ce contexte qui véhicule des choses très fort au niveau de l’imaginaire collectif (ndlr: le contexte de la Première Guerre mondiale), elles n’ont plus le choix, c’est comme si elles étaient projetées dans l’Histoire. Elles ne peuvent pas résister, même si Antiope, qui est reine à ce moment-là, pratique la politique de l’autruche. Mais Wonder Woman va vouloir y aller avec toute sa naïveté et son innocence.
Dans la première scène, Wonder Woman reste d’abord passive, Steve lui disant de ne pas bouger, et on se demande alors ce qu’elle fabrique. On utilise la même fragilité que dans Tomb Raider sur PS3, cette image de la fragilité alors que ce sont des personnages super badass. Wonder Woman est hyper puissante et on la met dans une position de fragilité par rapport à l’homme. Ça m’a beaucoup étonné dans le film de 2017, alors que dans l’animé de 2009 et dans le pilote de 2011, qui a fait un flop total, on n’est pas du tout sur cette féminité fragile. C’est une tendance qui est très puissante en ce moment.
J’ai envie de mettre ça en relation avec le rôle du corps des actrices et des acteurs dans les représentations proposées au cinéma. Je suis tombée sur quelques vidéos très instructives. Dans le film Wonder Woman de 2017, il y a des actrices professionnelles et un certain nombre de sportives de haut niveau qui pratiquent le cross fit, les arts martiaux, etc. Tout le monde a participé à un entraînement physique et de combat avec quelqu’un qui s’appelle Mark Twight, qui a aussi supervisé l’entraînement de Henry Cavill, qui a joué Superman, et de la troupe des 300. Voici deux vidéos (voir ci-dessous) pour comparer comment il parle de l’entraînement pour Wonder Woman, et comment il parle de l’entraînement pour 300.
Qu’est-ce que cela t’inspire ?
Entraînement des Amazones pour le film Wonder Woman (vidéo anglais avec sous-titres français)
Entraînement pour le film 300 (vidéo en anglais)
Ça m’inspire beaucoup, beaucoup de choses ! Combien de fois il dit « beautiful » («belle ») dans la vidéo pour Wonder Woman, et on ne l’a pas entendu une seule fois pour l’entraînement des hommes, et inversement pour le terme « failure » (« échec »). C’est très essentialiste comme discours : il n’arrête pas de dire « ce n’est pas comme avec les mecs » parce qu’il fait une différenciation, comme le reste de la société. Et puis il y a l’idée qu’elles vont vraiment devenir des Amazones, ce n’est pas juste qu’elles vont jouer des Amazones. Dans 300, ils ne vont pas devenir des hoplites : on n’a pas ce discours « ils vont devenir des hoplites ! » dans la vidéo. Il n’y a pas « ils vont devenir des guerriers », ils sont juste en train d’aller jusqu’au bout de leur performance physique.
On est aussi dans cette obsession que la guerre, le combat, la violence et l’agressivité ne se gèrent que par le corps. On ne leur apprend jamais psychologiquement à avoir une attitude de courage. C’est psychologique dans le sens où on les envoie tellement loin dans la souffrance et dans la douleur physique qu’ils sont obligés de mettre en place un mental très fort pour pouvoir le faire, mais on n’accentue pas du tout sur d’autres aspects qui sont nécessaires pour faire face à ce genre de situations. Le corps n’est pas tout seul dans l’espace, comme ça…
Il y a plusieurs niveaux dans la vidéo sur Wonder Woman. Déjà, il y a la découverte de la force physique par les femmes. Tout de suite, on nous dit « ohlala, elles sont en train de gagner un truc pour le reste de leur vie. » Ça je le remets en perspective avec mon expérience. La première fois que j’ai été faire un cours d’autodéfense féministe, j’ai halluciné : « ok, j’ai des poings, et ça fait mal si je m’en sers. » Et on sent qu’il y a cette prise de conscience-là chez toutes ces femmes, et je ressens cette énergie de l’empowerment dans leur manière de bouger. Et qu’est-ce que l’empowerment ici, c’est de devenir des Amazones. Le stade ultime auquel il faut accéder, c’est ce statut d’Amazone. C’est une construction mentale très intéressante.
Enfin, les exercices ne sont pas les mêmes : sur l’exercice de tirer, chez les femmes on le fait avec une projection et pour les hommes, on le fait sur place.
Parce que la masse musculaire avec laquelle elles arrivent, en tout cas pour une partie des actrices, n’est pas la même que celle avec laquelle arrivent les hommes. Il y a tout un passé.
Et les acteurs doivent travailler leurs corps quotidiennement. Les femmes aussi, mais pas sur les mêmes aspects puisqu’elles doivent arrêter de bouffer.
Quoiqu’il y a une tendance qui a bougé j’ai l’impression, dans le sens où on est censé avoir un corps « sain ». Est considéré comme un corps sain chez un acteur un corps très musculeux, et pour les actrices c’est un corps « ferme ». Donc il faut quand même des muscles mais il ne faut pas qu’ils se voient, il ne faut pas qu’ils changent la silhouette normée de la femme. Il ne faut pas que ça épaississe la taille, il ne faut pas que cela développe les biceps, etc. D’ailleurs dans le clip, on voit la différence entre la carrure des actrices et celle des athlètes.
Les épaules ne sont pas développées de la même manière, on le voit tout de suite.
On ne demande pas du tout le même investissement : elles doivent devenir elles-mêmes des Amazones, leur « moi » doit devenir Amazone.
Et ce discours-là se présente comme féministe qui a accompagné toute la promotion autour de Wonder Woman.
Oui, parce que c’est malheureusement, à mon sens, ce que produit le différentialisme. On valorise les valeurs féminines et la féminité, mais on reste sur cette idée que masculin/féminin, c’est différent, ce qui pour moi est une aberration. Et cette position est adoptée par des personnes qui se pensent très féministes ! Pour une personne non déconstruite, dire que « les femmes c’est génial », c’est très féministe parce que d’habitude on les dévalorise. Là on dit « les meufs c’est génial, elles peuvent faire plein de choses, elles sont tellement différentes des garçons », mais pour moi c’est très pervers car s’il y a binarité, il y a hiérarchie et la domination masculine perdure.
J’ai l’impression que dans le clip c’est un peu plus subtil, dans le sens où on ne dit pas qu’elles sont différentes des garçons, mais qu’elles sont « aussi » capables : « aussi » capable de faire des exercices physiques et du combat, mais – et le mot revient plusieurs fois – c’est considéré comme un « miracle ».
Oui, c’est « exceptionnel ». Il y a ça, mais à un moment l’entraîneur dit très clairement que c’est mieux de bosser avec des meufs parce qu’elles sont plus en communauté, elles « s’aiment plus ». Donc on est à fond dans du différentialisme.
Alors que pour 300, on a vu que les exercices étaient conçus exprès pour créer de la hiérarchie. Après, ça rejoint la volonté de montrer, dans la promotion du film, un collectif de femmes dans une perspective féministe.
C’était très drôle, dès qu’elles parlent de ce collectif, l’image qui est montrée dans la vidéo est un « high five ». On ne les voit pas parler ou échanger entre elles, on ne les voit pas travailler ensemble, on les voit juste faire ce geste-là. Il n’y a que ça qui te montre qu’elles s’entendent trop bien. C’est intéressant comme gestuelle, parce que c’est une gestuelle masculine à la base. Ça fait penser au check, c’est un truc fabriqué qui ne fait pas du tout penser à la féminité. Quand est-ce que tu vois des meufs, même qui sont en train de faire du sport, qui se comportent comme ça ? Pour moi c’est une construction.
Dire que l’on construit des Amazones, ça veut dire qu’il y a une réalité de l’Amazone. Cela renvoie à quelque chose de réel, de palpable, de chair et en os. On n’est pas en train de jouer un personnage, on est en train d’incarner véritablement une figure. Et c’est ce que dit une des actrices à la fin : la frontière entre le mythe et la réalité est très fine.
Pour changer de sujet de but en blanc, à la sortie de Wonder Woman, il a un silence assourdissant autour de la question du lesbianisme sur les derniers films. Je ne pense pas que cela soit le cas sur les films et séries précédentes, en tout cas de ce que j’en ai vu. Il y a une ou deux allusions dans le dernier film, avec des allusions un peu innocentes sur la sexualité de la part du personnage dans la scène où elle est dans le bateau avec Steve. Là où par contre avec Xena (qui n’est pas tout à fait une Amazone, c’est une princesse guerrière mais elle est toute seule), on a quelque chose d’un peu plus progressiste.
Sur la question du lesbianisme, le personnage de Wonder Woman tel qu’il a été lancé par Charles Moulton est bisexuel. Un biopic vient de sortir sur lui, où toute une histoire est montée autour de ce mec qui a créé les comics, en 1941 je crois – il a commencé avec Wonder Woman –, uncontexte de répression du lesbianisme qui n’était pas du tout le même qu’aujourd’hui car il était psychiatrisé. Le biopic explique que Moulton était en trouple (ndlr: relation à trois personnes) avec deux femmes, qu’il pratiquait le SM avec les deux et qu’il a eu des gamins avec elles. Le costume de Wonder Woman est inspiré de ces pratiques SM avec le lasso, le latex… il a trouvé l’habit dans un sexshop dans lequel il allait. Évidemment, elles ont des relations sexuelles entre elles aussi, et le biopic montre énormément de scènes lesbiennes et hyper hardcore, avec des scènes de viols au début parce qu’elles acceptent de vivre ça uniquement pour lui.
À un moment, il y a une scène très intéressante parce qu’il parle de la question des Amazones : il doit récupérer de l’argent en passant devant une sorte de jury qui lui pose des questions sur Wonder Woman et il doit vendre son truc. L’une des membres lui demande : « pourquoi avoir choisi le mythe des Amazones », et il explique que c’est pour donner des figures d’identification aux jeunes filles pour qu’elles aient enfin des personnages badass auxquelles s’identifier et qu’elles se disent qu’elles peuvent tout faire (de l’empowerment, en fait). Elle lui répond que les Amazones sont des adoratrices de Sappho, qu’il y a donc un lien avec le lesbianisme et elle lui demande pourquoi il a fait référence à une pratique perverse. Et lui répond, en gros, qu’il ne voit pas le problème avec le lesbianisme. Après ça, il se fait descendre par le jury et ce sera l’une des raisons pour lesquelles il ne va pas obtenir d’argent.
Cette question du lesbianisme est donc très évoquée dans le biopic, qui en plus évoque la question du trouple dans un blockbuster états-unien, après Vicky Cristina Barcelona (que j’ai détesté). Dans tous les autres films, il y a énormément de sous-entendus. Dans le pilote de la série de 1974 qui est absolument génial, il y a la mère de Diana qui est une sorte d’Amazone aigrie qui déteste les hommes et veut fermer Themiscyra à la population masculine, Diana veut partir avec Steve et il y a des moments très lesbiens entre les Amazones où on se dit « ah il y a truc entre ces deux-là ». Pareil pour le film de 2017. Il y a des sous-entendus vite fait. La question est donc effleurée dans tous les dérivés de Wonder Woman.
Pour Xena, l’héroïne n’est pas une Amazone mais Gabrielle en est une puisqu’elle va devenir reine des Amazones, parce qu’une des Amazones qui se fait tuer sous ses yeux va lui transmettre ses droits. Gabrielle et Xena sont en liens avec des Amazones sur plus d’une trentaine d’épisodes. On voit plusieurs tribus d’Amazones. Xena n’est pas une Amazone, mais on joue tout le temps dans la série sur le fait qu’elle a une âme d’Amazone. D’ailleurs, la version française a utilisé le terme d’Amazone pour traduire une phrase parlant de Xena qui n’avait absolument aucun rapport, qui utilisait un mot peu utilisé qui renvoyait plutôt au monde de la prostitution : « tu es une Amazone manquée ». C’est hyper intéressant par rapport à la construction du garçon manqué, de l’Amazone manquée.
Avec Xena tout est plus complexe parce qu’il y a le rapport avec Gabrielle : elles se roulent des pelles en permanence, elles se font des câlins, il y a de gros sous-entendus sur leur sexualité. Pour moi ce n’est pas du sous-texte, c’est là, au milieu. Il y a d’ailleurs l’un des épisodes finaux : des fans de Xena congèlent leur corps pour tenter de récupérer Xena et Gabrielle dans le monde contemporain. Et là, on voit trois fans de Xena qui discutent ensemble en disant « oui, bien sûr qu’elles baisent ». Au sein même de la série, on joue avec cela, ce n’est pas simplement sous-entendu.
Dans des interviews de Lucy Lawless, l’actrice qui incarne Xéna, elle explique qu’elle n’était pas du tout consciente de ce sous-texte là, en tout cas dans les premiers temps. Dans une interview, elle commente la relation entre Xena et Gabrielle.
Transcription du passage commenté :
« I think Gabrielle was the audience, she was every man. It’s like straight man in comedy. If there isn’t a straight man, something is not funny. Without Gabrielle, Xena isn’t… oh gosh, I don’t even know how to express. You can’t be a big sister without a little sister, you know. And Gabrielle made Xena makes sense. »
« Je pense que Gabrielle représente le public, elle représente chaque homme. Et on a besoin de cela, autrement… C’est comme les hommes hétéros et la comédie, vous savez. Si on n’a pas d’hommes hétéros, il manque quelque chose de drôle. Alors… sans Gabrielle, Xena n’est pas… Oh mince, je ne sais même pas comme exprimer cela. On ne peut pas avoir de grande soeur sans une petite soeur, vous savez. Et Gabrielle donne sens à Xena. »
C’est complètement comme ça que c’est joué dans la série. Xena est là pour protéger Gabrielle. C’est Gabrielle qui va évoluer au fur et mesure pour gagner en compétences Au début elle ne sait pas se battre. Elle veut parler, elle ne veut pas se battre. Au fur et à mesure, elle va être obligée de se battre et elle va prendre un bâton. Puis elle va tuer, puis elle va devenir super badass et ne plus avoir besoin de Xena. Mais pendant toute la première partie où elle est une sorte de petit chiot fragile, Xena est là pour la protéger. En termes de carrure, même si Gabrielle devient beaucoup plus badass, elle n’aura jamais la carrure de Xena, même si on prend en compte l’évolution de personnage qui est très intéressante.
Le côté petite sœur / grande sœur, on le retrouve beaucoup au début de la série. Ça continue après, mais il se joue quelque chose de sexuel et romantique qui est entremêlée à cette relation parce qu’à chaque fois qu’elle se roule des pelles, ce sont dans des situations de protection l’une de l’autre. Par exemple à la fin d’un épisode, Xena est en train de crever, Gabrielle doit lui amener de l’eau et doit lui mettre dans la bouche, et donc évidemment elles se roulent des pelles pendant des plombes. C’est pour un vrai but, ce n’est pas gratuit. Elles s’embrassent dès la première saison, parce que l’une vient de mourir, l’autre est allée la chercher dans le Tartare et finalement elles reviennent ensemble. Il y a toujours une relation de protection en plus de l’aspect héroïque.
La référence la plus connue aux Amazones est Wonder Woman, avec celleau mythe des grecs, comment est-il réinjecté dans les univers des séries Lost Girl et Supernatural ?
Pour moi, la question dans le mythe des Amazones qui obsède notre époque contemporaine, c’est au sujet de sa réalité : est-ce que c’est vrai ? C’est la question qu’on me pose à la fin de toutes mes conférences. Personnellement, ce n’est pas une question qui m’intéresse. Il y a cette question, et puis le sujet du sein coupé, ce sont les deux choses dont on me parle quand on connaît un peu le mythe des Amazones. Les milieux féministes connaissent d’avantage le mythe des Amazones, j’y rencontre d’avantage des personnes qui vont me citer des noms d’Amazones en particulier (Antiopé, etc). Il y a une image des Amazones, biaisée mais intéressante, qui a été diffusée dans le féminisme et le lesbianisme.
Dans Lost Girl, ce qui est repris, c’est l’idée de communauté : la communauté est toujours là, dans Wonder Woman, dans Supernatural, dans Lost Girl. Mais c’est une communauté de prison [ndlr: l’épisode de Lost Girl en question se déroule dans une prison], avec l’idée de renfermement sur soi-même et de non-mixité. Cette non-mixité n’est pas choisie par les prisonnières mais elle est choisie par les Amazones. Il y a des petits moments dans Lost Girl où ça parle du mythe, ce qui me permet de voir ce qui est véhiculé des Amazones : et ça part du lien avec les hommes, toujours.
Pour résumer l’épisode en question (épisode 1, saison 3), Bo se retrouve en prison avec une co-détenue qui lui explique que les Amazones sont des femmes cruelles qui s’accouplaient avec leur voisin une fois tous les cinq ans, et qui tuaient leur enfant lorsqu’il s’agissait de garçons. Alors Bo lui dit : «ah oui, donc ce sont des meufs hyper cruelles et armées ». Une Amazone arrive alors et la plaque contre le grillage de manière féroce. Il s’agit d’une vision négative des Amazones, comme des femmes qui haïssent les hommes et les tuent. Pourtant, dix minutes après, Bo discute avec la doctoresse qui lui dit que ce sont aussi des personnes qui ont fait la fierté du sexe féminin. On retombe alors sur quelque chose de positif. On a ces deux visions-là dans l’épisode.
Dans Supernatural (épisode 13, saison 7), c’est exactement cette même idée des Amazones qui haïssent les hommes. Ce qui est réincorporé dans Supernatural et qu’on ne trouve pas dans Lost Girl, c’est l’idée du rituel. Le rituel de manger un morceau de chair humaine pour montrer que l’on est une Amazone, le rituel de tuer son père pour accéder au rang d’Amazone. La question de l’initiation revient dans Xena et Wonder Woman. Dans Supernatural, c’est une vision très hétéronormative : les Amazones sont des connasses qu’il faut buter, elles n’ont rien de positif, ce qui n’est pas le cas dans Wonder Woman, Xena et Lost Girl – même si dans Wonder Woman on arrive quand même à dire « non les Amazones c’est pas bien, il vaut mieux vivre avec les hommes ». C’est ça la morale. Mais les Amazones y sont moins critiquées. À la fin de l’épisode de Supernatural, les héros sont dégoûtés de ne pas les avoir toutes tuées.
Aujourd’hui, les Amazones ont plutôt une portée positive et favorable, ce sont des meufs badass qui ont réussi dans la vie – jusqu’aux cheffes d’entreprise, comme quoi cela a aussi un intérêt dans le cadre du capitalisme. Mais ça n’a pas toujours été comme ça, il y a eu une période où c’était une insulte. Dans Supernatural, on est plutôt dans l’ordre de l’insulte. Ils rajoutent aussi des choses, comme le fait que les Amazones grandissent en trois jours, ce qui n’existe pas dans le mythe.
Il y a aussi l’idée de la mutilation qui revient, la question du sein qui est brûlé.
Apparemment, selon les mythes, cela pourrait venir d’une mauvaise interprétation de l’étymologie du mot grec pour Amazone.
Parmi les auteurs les plus anciens, on parle d’un sein qui est brûlé avant l’adolescence pour ne pas qu’il pousse. Récemment, j’ai découvert la pratique du repassage de sein : on applique des cailloux chauffés très fort sur les seins des femmes pour ne pas qu’ils se développent trop vite et pour retarder la sexualisation. Cela rejoint ce mythe des Amazones qui appliquent quelque chose de très chaud sur le sein gauche pour retarder son développement. Il n’y a donc pas de mutilation réelle. Par contre elles mutilent ou tuent les petits garçons qui naissent, elles leur cassent les articulations pour qu’ils ne puissent pas se développer « normalement ». On retrouve ça dans Supernatural, puisqu’elles coupent les deux bras et les deux jambes, ce qu’on ne retrouve pas dans les autres films et séries.
Pour conclure, est-ce que tu veux rajouter quelque chose qu’on n’a pas abordé qui te semble important ?
J’ai dégagé deux grandes catégories de discours majoritaires dans la réception contemporaine des médias de masse :
- Un discours différentialiste moralisateur (« c’est bien les hommes, il faut vivre avec les hommes, ils sont gentils ») qui est très courant.
- Et un discours émancipateur, d’empowerment, qui peut être calqué sur les hommes.
Par exemple, Wonder Woman qui va apprendre à une petite fille noire à se servir d’une épée dans l’animé de 2009. Ok, c’est de l’empowerment, mais le but est d’acquérir les mêmes armes que les hommes. Il y a donc ce cas où l’empowerment consiste à devenir des hommes, mais d’autre part, il y a un aspect plus à la Xena qui va être un empowerment qui se détache de plus en plus de la masculinité. Même si Xena a des comportements très masculins et que n’importe quelle personne qui a appris les normes sociales va associer son comportement à des normes dites masculines, c’est plus nuancé que cela et ça va développer d’autres manières de penser la féminité même si ça reste très normatif. Avec Xena, à mon avis, il y a plus de capacités d’évolution. Parfois c’est énervant d’essentialisme, mais par moment il y a des éléments très transgressifs.
Voilà les deux discours que l’on retrouve majoritairement quand on utilise le mythe des Amazones dans le contexte des médias de masse : émancipateur, et différentialiste moralisateur.
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Je trouve particulièrement choquant de nier le caractère mutilatoire du repassage des seins, d’autant que la raison avancée me semble très similaire aux « explications » apportées pour justifier de l’utilité sociale d’autres genres de mutilations sexuelles féminines, comme l’excision par exemple.
Comment l’auteur peut dire qu’il ne s’agit pas de « mutilation réelle »? Qu’est-ce que « réelle » veut dire dans cet exemple, quand les seins des jeunes filles sur lesquels cette pratique est faite sont bien endommagés à vie, lorsque les traumas de la blessure sont bien souvent durables, tout cela pour protéger une culture du viol? Pas une « vraie » mutilation parce que rien n’est coupé ? Si c’est le cas, c’est une définition tout à fait parcellaire: à cette aune, les pieds bandés des chinoises ne sont pas non plus des mutilations… Ce qui définit la mutilation, c’est pourtant bien le dommage durable et irréversible d’une pratique, pas le moyen.
Je trouve cela d’autant plus grave que cette pratique touche pour ainsi dire exclusivement des femmes camerounaises. La phrase de cet article me rappelle les mêmes travers qui avaient été appliqués à la négation de la gravité de l’excision sous couvert de différentialisme culturel, tout cela teinté ici aussi selon moi d’un racisme bienveillant. Ce n’est pas aider ces femmes que de nier le caractère ‘’réelle’’ de l’agression infligée.
Une coquille s’est glissée dans la rédaction :
« Dans le dernier film de Marvel ». Wonder Woman n’est pas un personnage de l’écurie Marvel mais de DC Comics
Le crâne rasé est un signe de féminité dans pleins de culture.Attention à ne pas avoir une vision occidentalo centrée du physique féminin, surtout sur un tel site.
Très juste.
Après, c’est une analyse d’une œuvre occidentale puisant dans des références occidentales, faite par une personne occidentale, pour un public occidental…
Totalement d’accord pour relativiser des discours « globalisants » quand ils calquent une norme occidentale, mais ici le propos ni le sujet ne sont « mondiaux ».