Enlightened : illuminée ou éclairée ?
9 mars 2013 | Posté par Paul Rigouste sous Brèves, Séries, Tous les articles |
Enlightened est une série qui a commencé à être diffusée en 2011 aux Etats-Unis et que je trouve plutôt ambiguë (et du coup assez fascinante, du moins de mon point de vue). On y suit Amy (Laura Dern), une femme de quarante ans qui sort juste d’une grosse dépression, et qui a trouvé les ressources pour en sortir dans une sorte thérapie « new age » qu’elle a suivi à Hawaï. Forte de cette nouvelle expérience, elle tente de repartir sur de nouvelles bases en essayant de changer son rapport au monde, aux autres, à la vie.
Ce que je trouve ambigu dans cette série, c’est le regard qui est porté sur cette « héroïne ». En effet, d’un côté, on est invité à rire d’elle. Lorsqu’elle lit par exemple des livres « débiles » de développement personnel en les prenant très au sérieux, ou qu’elle se sent en communion mystique avec la nature, la mise en scène semble inviter le spectateur à prendre ce qu’il voit au second degré (notamment par un usage ironique de la musique et de la voix off).
De plus, Amy semble n’avoir aucune notion de ce qui se fait ou ne se fait pas en public. Du coup, elle est très souvent ridicule, notamment face à ses collègues de travail. Dans beaucoup de scènes, on la voit ainsi se ridiculiser sans en avoir conscience, et lorsqu’elle a quitté la pièce, la caméra reste sur les visages estomaqués de ceux/celles qui ont assisté au spectacle, comme si elle nous invitait à trouver comme eux/elles le comportement d’Amy complètement à côté de la plaque et ridicule. A quoi s’ajoute qu’elle est présentée comme une fille complètement paumée, souvent conforme au stéréotype de la « folle hystérique ».
Convaincue qu’elle peut « changer le monde en se changeant soi-même » comme dit l’un de ses livres de chevet, elle essaie constamment d’initier des changements dans sa vie et les rapports qu’elle a avec ses proches (son ex, ses collègues, sa mère, etc.) mais de manière très maladroite, ce qui fait qu’elle se plante quasiment toujours lamentablement.
On a donc parfois l’impression que la série se moque des aspirations « révolutionnaires » de cette femme, et que son propos politique se résume au très cynique : « inutile de chercher à changer le monde, toute tentative de ce genre est utopique et donc vouée à l’échec ».
Mais en même temps, d’un autre côté (et c’est ça qui est troublant), Amy est rendue vraiment attachante, notamment parce qu’elle est pleine de bonne volonté. Si les choses qu’elle tente se cassent souvent lamentablement la gueule, cela ne la décourage pas, et elle repart à l’assaut de plus belle.
De plus, lorsque l’on adopte un regard distancié sur l’ensemble de la première saison, on s’aperçoit que son attitude combative n’a pas été totalement vaine. Certes, elle semble s’être beaucoup démenée pour pas grand-chose, mais ce «pas grand-chose » n’est pas non plus rien du tout.
Un exemple parmi d’autres est sa tentative de monter une association de femmes dans l’entreprise dans laquelle elle travaille. Le projet capote assez rapidement, mais lorsqu’elle comparaît dans le bureau de la direction face à son chef de service, elle reçoit un appui décisif d’une de ses collègues (la seule femme de son service), seule à oser témoigner en sa faveur. Cette solidarité féminine face au comportement odieux du chef de service n’est certes pas grand-chose, mais c’est peut-être le début de quelque chose.
De même, elle est certes ridicule face à certain-e-s collègues de son ancien service (avant qu’elle ne se fasse déclasser dans les bas-fonds de l’entreprise), mais au final la série opère un renversement des valeurs assez explicite. Ce n’est pas elle qui est ridicule (ni les « freaks » avec lesquels elle est condamnée à travailler depuis son retour de dépression), mais bien les pourri-e-s avec qui elle travaillait auparavant dans les services plus prestigieux, et qui ne jurent que par l’argent et la réussite sociale sans aucune considération des effets politiques de leurs actes. Si la série semble parfois se moquer des « raté-e-s » (Amy et ses collègues), elle semble nous dire au final que les vrai-e-s « raté-e-s » ne sont peut-être pas ceux/celles que l’on croit.
Peut-être donc que cette série n’est pas si cynique qu’elle en a l’air, et qu’Amy n’est peut-être pas si à côté de la plaque que ça. Peut-être même que cette série est au final assez optimiste. Certes, Amy ne change pas le monde, mais elle avance tout de même. Certes, elle ne crée pas un mouvement révolutionnaire ou contestataire dans son entreprise, mais sa persévérance a tout de même pour effet de créer des débuts de solidarité qui ouvrent des possibles. A la fin de la première saison par exemple, après avoir tenté en vain de présenter à tout le monde les résultats scandaleux de ses recherches sur la politique externe de l’entreprise qui l’emploie, elle finit tout de même par convaincre un de ses collègues, qui lui fournit un code lui permettant de pirater les boîtes mails des dirigeants. Alors qu’il refusait au départ de le faire de peur de perdre sa place, il finit par rallier la cause d’Amy.
Au final, j’ai l’impression que cette série tente de jouer sur deux tableaux à la fois, peut-être pour essayer de plaire à différents publics. D’un côté elle joue parfois la carte du cynisme pour se rallier les désabusé-e-s qui pensent que les révolutionnaires dans l’âme ne sont que des idéalistes ou des utopistes dont les tentatives de transformer le monde sont nécessairement vouées à l’échec. Mais d’un autre côté, elle nous montre que la solidarité et la prise de conscience existent et qu’elles peuvent avoir des résultats concrets, même si ceux-ci peuvent paraître ridicules tellement ils sont minimes. L’optimisme (certes tout relatif) qui se dégage finalement de la série permet ainsi à cette dernière de se rallier ceux/celles qui croient en les luttes politiques, ainsi que ceux/celles qui s’identifient à Amy dans les oppressions qu’elle subit ou les problèmes relationnels qu’elle rencontre. Sa force et sa persévérance peuvent peut-être ainsi être source d’inspiration ou d’espoir pour beaucoup de gens.
Le titre (« Enlightened », qui signifie « éclairé-e ») me semble ainsi bien résumer l’esprit de cette série. S’il peut être pris au second degré, et sous-entendre ainsi qu’Amy est en fait plus une illuminée qui se croit éclairée que quelqu’une de véritablement éclairée, rien ne nous empêche non plus de le prendre au premier degré. Et peut-être même que la fin de la première saison pousse plus vers cette interprétation.
Si quelqu’un-e d’entre vous a vu cette série et a un avis sur la question, il m’intéresse. (Je suis allé très rapidement, il y aurait beaucoup à dire sur certains épisodes particuliers, donc n’hésitez pas).
Et si vous connaissez aussi d’autres séries dans le même esprit, je suis également preneur !
Paul Rigouste
Autres articles en lien :
- Anastasia (1997) : La révolution russe pour les nul-le-s
- Princess Arete (2001) : « Vous allez finir par vous haïr à force d’écouter ces hommes »
- Sous les jupes des filles (2014) : des clichés pour les femmes et par des femmes
J’ai vu la saison 1 sur votre conseil et c’était en effet très intéressant.
J’ai trouvé le personnage de Amy très attachant et j’ai passé un très bon moment. Je comprend la question que vous vous posez sur l’ambivalence de cette série. Pour moi elle ne l’était pas. Par exemple le fait qu’Amy soit souvent ridicule ou ridiculisé est je trouve une manière intéressante de parler du ridicule. Je pense que la peur du ridicule est un moyen de coercition très important. Beaucoup de gens se retiennent de faire beaucoup de choses par peur du ridicule.
Le fait qu’Amy n’ai pas peur du ridicule fait partie de ses moyens de lutter par exemple contre l’entreprise qui la broie. Le poste de travail dans laquelle on l’a rétrogradé et qu’elle découvre réellement bien tardivement me fait furieusement pensé à un article que j’ai lu aujourd’hui
Rue89 ; Drive : clients, savez-vous ce qui se passe dans le hangar ?
« L’instrument de cette précarité extrême, la « scannette », s’empresse de surveiller sournoisement. C’est l’outil indispensable ainsi que l’espion infiltré des supérieurs. Greffée à notre main, elle enregistre le temps que le travailleur met entre chaque article, le temps qu’il met pour effectuer une commande et le temps où « il ne fait rien ».
Postés devant leur ordinateur, les supérieurs nous suivent pas à pas, minute par minute, dans l’immensité de ce hangar.
Les travailleurs sont alors mis, sans le savoir, en concurrence, non pas sur la qualité de leur travail mais sur les statistiques créées par leur performance. J’ai fait l’expérience de mauvaises statistiques et la sanction est immédiate : la révocation. »
La manière dont l’entreprise est fragmenté en services érmétiques les uns aux autres. Certains qui se méprises, le service Santé-beauté dédaigne le service détergents. Ou ne se connaissent pas, le sous sol « inconnu » où se retrouve Amy. C’est assez proche de ce que décrit Orwell dans 1984 sur le cloisonnement des domaines. Il parlait en particulier du domaine scientifique appliqué au novlangue, en opposant les humanistes qui connaissent plusieurs domaines et les spécialistes qui ne peuvent même plus communiquer entre eux tant leur domaine est spécifique. Le fait que les savants ne peuvent plus se parler entre eux, paralyse la pensé collective. C’est le même phénomène dans l’entreprise qui emploie Amy.
Il y a aussi de bons dialogues, la réplique de la collègue de Amy par exemple est très significative. Lorsqu’elle lui demande de faire partie de son groupe de femme, elle dit préféré être dans un groupe de chrétiennes. Ca montrait en une simple réplique toute la difficulté de la solidarité féminine, ainsi que ce n’est pas forcément l’identité féminine qui domine dans l’identité politique de certaines femmes. Comme je lie en ce moment des articles sur l’interséctionnalité ca me parlait tout à coup.
Pour votre question sur l’ambivalence quant je dit qu’elle ne l’était pas pour moi, ca ne veut pas dire qu’elle ne puisse pas l’être pour d’autres. Je pense que vous avez raison sur le fait qu’on puisse la comprendre autrement. J’ai essayé de la faire voire à mon ami et il n’a pas tenu plus de deux épisodes. Il m’a dit ne pas être entré dans l’histoire. Je l’ai conseillé à quelques amies, je vous dirait si vous voulez ce qu’elles en ont pensé. En tout cas comme vous je suis curieuse d’avoir d’autres avis sur cette série.
Pour ceci : « Et si vous connaissez aussi d’autres séries dans le même esprit, je suis également preneur ! »
Je ne connais malheureusement pas de série ni même de film dans cet esprit. Je pense à quelques films qui ont le même propos dénonciateur des vices du monde de l’entreprise. plutôt sur le mode de recrutement et pessimistes sur le genre humain,
récemment j’ai vu Exam (il y a une bande annonce visible sur internet)
et La méthode (un film espagnol qu’on peut trouvé en entier en espagnol online)
Peut être que ca vous intéressera mais il n’y a pas grand chose à voire avec « Enligthened ».
Bonne journée ou soirée à vous et merci de m’avoir fait découvrir cette série.
Merci beaucoup pour votre commentaire.
Je suis totalement d’accord avec vous sur ce que vous dites à propos de la peur du ridicule qui empêche de faire beaucoup de chose. Le personnage d’Amy est effectivement assez décomplexé (et décomplexant) à ce niveau.
Quand je réfléchis rétrospectivement à cette série, je l’aime de plus en plus, car j’ai l’impression qu’elle me permet de commencer à déconstruire des préjugés complètement débiles qui restent quand même encore assez ancrés en moi. Par exemple, le mépris inconscient que je pouvais avoir pour les gens qui lisent des bouquins de « développement personnel » ou qui font des stages thérapeutiques collectifs new age du genre de celui que fait Amy. Ou encore, le mépris sexiste (lui aussi bien profondément ancré) envers des filles comme Amy qui paraissent un peu cruches/idéalistes/naïves.
Ce genre de mépris, je ne l’aurais pas explicité comme tel, je ne m’en serais pas revendiqué comme tel, mais au fond de moi, la petite voix de dominant (que je suis) se disait quand même « ouais elle est quand même un peu débile cette fille qui lit ces débilités pas scientifiques du tout de développement personnel à la noix » (j’en parle au passé même si c’est pas encore totalement gagné…).
Or en me faisant suivre les aventures d’Amy, qui s’accroche contre vents et marées malgré tout ce qu’elle se prend dans la gueule et qui finit par aider un peu des gens autour d’elle et commencer à changer certaines choses, cette série m’a aidé à prendre conscience de ces préjugés débiles que je pouvais avoir.
Du coup, je ne sais pas si cette série était juste ambiguë pour moi (parce qu’elle parlait en même temps à deux versants contradictoires de ma personne), ou si elle est ambiguë en soi, et que certaines personnes peuvent prendre du plaisir à voir cette « naïve » s’en prendre plein la tronche. C’est pour ça que l’avis de vos amis m’intéresse beaucoup effectivement.
Et un autre aspect qui me plait bien aussi dans cette série, c’est le fait que la lutte n’est pas présentée de manière un peu trop caricaturale/idéaliste (qui pourrait du coup passer pour pas très réaliste). Je ne dis pas que les films un peu idéalistes (où les gens qui luttent arrivent sans trop de problèmes à obtenir ce pour quoi illes luttent) sont en soi à jeter, bien au contraire. Mais je trouve bien qu’il existe aussi des films (ou séries) où la lutte est montrée comme difficile à mener car les individus sont totalement isolés/atomisés ou parce qu’ils ne savent pas quoi faire et comment le faire (comme Amy ici), et où beaucoup d’efforts n’ont pas forcément d’immenses résultats.
Je trouve ça pas mal parce que ça donne plus d’importance aux « petites victoires », qui ne sont pas forcément spectaculaires mais qui changent quand même petit à petit certaines choses. Les grandes luttes où plein de gens luttent tou-te-s ensemble c’est super, mais les petites luttes au quotidien c’est tout aussi essentiel à mon avis, même si c’est pas grand chose, même si la solidarité n’est que temporaire et n’a lieu qu’entre 2 ou 3 personnes, c’est déjà ça, c’est le début de quelque chose. Et je trouve que cette série donne toute son importance à ces « petites » solidarité ou « petites » luttes (je mets le mot petite entre guillemets car justement, je pense comme la série qu’il n’y a pas de petite lutte).
Depuis ma première réponse ma sœur a vu la série. Je lui ai poser des questions sur l’ambivalence et elle pense aussi que la série l’est.
Par exemple pour le ridicule – si vous êtes pro- Amy sa manière de se ficher de paraître ridicule en publique constitue une de ses forces comme j’avais expliquer plus haut. Mais si vous n’êtes pas pro-Amy, vous ne voyez pas l’indifférence au ridicule comme une force, mais plutôt comme une preuve de l’inadaptation sociale d’amy ou de son égoïsme.
Je repense par exemple à l’arrivée de Amy au sous sol. On lui explique en quoi consiste le travail dans ce département, elle n’écoutent pas et ne fait que s’esclaffer sur l’existence de cet étage. En arrivant Amy méprise beaucoup ses nouveaux collègues ( elle les considère comme des monstres et des looseurs et refuse de déjeuner avec eux), elle ne travail pas et c’est son voisin de bureau qui bosse a sa place. Elle semble incapable d’avoir des sentiments amoureux pour ce collègue, pas assez socialement valorisant pour elle.
Tout ces éléments montrent qu’Amy ne met pas en pratique les grands principe dont elle se réclame. Cela montre qu’elle n’a pas conscience de ses propres comportement discriminateurs. Ça donne aussi l’impression que ses grands principes sont plutôt un prétexte pour tirer au flac. Tout ceci permet cette double lecture ambivalente.
On ne sais jamais vraiment si Amy veut faire le bien en soi ou pour son intérêt personnel. Par exemple quant elle accepte d’aller déjeuner avec son voisin de bureau, on est pas certains qu’elle le fasse pour se venger de son amie des étages, pour remercier son collègue qui lui rend service (il fait quant même son boulot a sa place) ou si elle déjeune avec lui parceque ça lui fait vraiment plaisir.
Par exemple quant Amy parle de harcèlement sexuel c’est aussi assez ambigüe. Elle se sert de cette défense pour conserver son job. Le fait que sa collègue catholique se plaigne ne la dérangeait pas tant que son intérêt personnel n’est pas en jeu. Elle était tout de même bien condamnable dans son entreprise d’entremetteuse entre son supérieur et une ancienne collègue pour son intérêt perso.
Pour les livres de développement personnel et pratiques new âge c’est aussi le même phénomène de double signification. J’ai le même « problème » que vous dans ma perception de ceci. J’ai du mal à prendre cela au sérieux. Il y’a peut être une déformation culturelle sur ce point. Je ne pense pas que le développement personnel soit aussi mal vu aux USA qu’en France. J’ai l’impression que « l’antiaméricanisme primaire » interviens dans notre perception ici.
Par exemple quant elle veut lire sa lettre a sa mère. On peu s’identifié a Amy et trouver la mère exaspérante mais on peut aussi prendre cause pour la mère et trouver Amy injuste ou insupportable avec sa lettre.
En fait Amy peu sembler très égoïste ou au contraire très altruiste et en fait les deux peuvent coexister. Plus j’y repense et plus je croi que vous avez raison sur l’ambivalence de cette série. Peut être que la suite de la série prendra une autre voie. Cette double lecture est peut être temporaire. J’ai trouvé la saison 2 mais pas encor visionnée, je vous en dirait des nouvelles quant ça sera fait.
Bon dimanche a vous.
J’ai lu avec intérêt l’article et les commentaires et en cherchant ce qui pouvait vaguement m’évoquer un personnage tel que Amy, j’ai pensé à « Martha » de Wener Fassbinder. Ce n’est pas une série, c’est un film dans lequel le personnage principal, Martha, n’a pas une perception correcte de la réalité par rapport au ressenti des spectateurs/trices. En fait, elle a une relation amoureuse avec un sadique mais elle ne s’en rend pas compte.
Rien à voir avec Amy en fait mais ce qui est intéressant c’est que c’est aussi un personnage décalé dont on peut suivre le ressenti tout en étant témoin de ce dont elle n’a pas conscience. Elle a l’air aussi un peu ridicule mais en même temps atrocement démunie. Un film psychologique très fort.
J’ai chopper « Martha » comme je ne connait Werner Fassbiner que de nom ça sera l’occasion de le découvrir. Je t’en dirait des nouvelles quant je l’aurais vu.
Pour Enlightened, manifestement la saison 2 sera la dernière.
http://seriestv.blog.lemonde.fr/2013/03/26/enlightened-la-beaute-des-personnages-secondaires/