Alias Grace (2017) : juger ou comprendre, il faut choisir
17 mai 2020 | Posté par Douffie Shprinzel sous Séries |
Qui est Grace Marks, et a-t-elle commis les meurtres dont elle a été accusée ? C’est le point d’entrée d’Alias Grace, une mini-série de six épisodes d’une heure, sortie en 2017 et adaptée d’un roman du même titre de Margaret Atwood publié en 1996. L’histoire est inspirée par des faits réels : en 1843, un riche canadien, Thomas Kinnear, et sa gouvernante Nancy Montgomery sont retrouvés assassinés chez eux. Grace Marks, une jeune immigrée irlandaise, et James McDermott, tous deux domestiques travaillant dans la maisonnée, ont été accusés de ce double crime. James McDermott a été pendu et Grace Marks condamnée à perpétuité, et finalement libérée après presque trente années d’incarcération. Personne n’a jamais su le rôle exact que Grace a joué, ni n’a eu la certitude de sa culpabilité. Après sa libération, on n’entendit plus jamais parler d’elle et le livre et la série inventent une fin qui entretient l’ambiguïté. On ne sait jamais exactement que croire dans la série : Grace dit être amnésique sur les événements autour des meurtres, mais elle pourrait mentir ; sur certains points, on sait qu’elle ment, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elle ment tout le temps ni qu’elle a commis ces meurtres ; enfin, l’éventualité qu’elle soit vraiment amnésique et qu’elle ait développé des troubles psychiques est aussi suggérée dans l’histoire. Le livre et la série se gardent bien de trancher clairement ; on bascule vers une hypothèse puis une autre, en n’étant jamais convaincu.e car aucune ne permet de tout expliquer de façon satisfaisante. C’est précisément cette incertitude qui fait tout l’intérêt d’Alias Grace, comme le commente Margaret Atwood : « si j’avais connu la vérité, je n’en aurais pas écrit un livre ». En effet, à partir du moment où on arrête de chercher à tout prix à diviser le monde entre coupables et innocents, et à distinguer les prisonniers qui méritent bien leur sort et ceux qui sont victimes d’un terrible malentendu, on peut s’atteler à des questions beaucoup plus intéressantes.
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L’histoire
Je raconte ici l’histoire en détails, vous pouvez passer cette partie si vous avez vu la série
L’essentiel de l’histoire se déroule 15 ans après les meurtres et le début de l’incarcération de Grace. Des monologues intérieurs en voix-off nous donnent accès au regard aiguisé du personnage sur ce qu’elle a vécu et ce qui l’entoure. Elle se trouve dans un pénitencier pour femmes, où elle est enfermée dans une cellule minuscule et oppressante, maltraitée par les gardes, et des flash-backs nous montrent qu’elle a aussi subi des agressions sexuelles lors d’enfermements dans un asile. La série critique la prison en montrant ce type de maltraitance (qui n’a rien de rare encore aujourd’hui), mais également plus profondément, à travers toute une réflexion sur la justice, la culpabilité, la punition et le plaisir moral de se sentir supérieur aux criminel.le.s qu’on enferme. J’y reviens plus bas.
Son cas fascine la presse et l’opinion publique : elle est une « meurtrière célébrée » même si elle s’en étonne et se demande « ce qu’il y a à célébrer dans un meurtre ». Tout et son contraire ont été écrits à son sujet : certains la voient comme maléfique et manipulatrice, d’autres comme sotte et manipulable, d’autres enfin comme une victime d’une erreur judiciaire ; on commente avec délectation sa jeunesse, sa beauté, le fait qu’elle soit irlandaise, ainsi que son maintien « au-dessus de son humble statut social ». Elle fait l’objet de curiosités d’un groupe de femmes bourgeoises spiritualistes qui essaient de conjurer les esprits, et ont obtenu qu’elle puisse sortir de sa cellule de temps en temps pour venir faire le ménage chez la femme du directeur du pénitencier, afin de l’observer d’un peu plus près. Elle a également des défenseurs qui tentent de la faire sortir de prison en faisant notamment venir un jeune médecin de l’esprit humain, le docteur Simon Jordan, chargé d’écrire un rapport sur sa santé mentale afin de la faire libérer.
Le docteur Simon Jordan obtient des rencontres quotidiennes avec Grace, dans le salon du directeur du pénitencier, lors desquelles il la fait parler et raconter son histoire. D’épisode en épisode, on écoute l’histoire de Grace, de son enfance aux moments des meurtres, telle qu’elle la raconte au docteur.
Elle explique venir d’Irlande, et avoir pris le bateau pour le Canada alors qu’elle était à peine sortie de l’enfance, en compagnie de son père violent, de sa mère battue, et de ses petits frères et sœurs qu’elle doit déjà aider à nourrir et laver. Les conditions de vie à bord du bateau sont insoutenables : les plus pauvres sont relégués dans la partie inférieure, sans fenêtre, où les odeurs de déjections et de vomi de tout le monde se mélangent. La mère de Grace y meurt de maladie, après de vagues soins prodigués par un docteur qui se dépêche de remonter à l’étage supérieur du bateau, dégoûté par l’air putride. La famille orpheline arrive à Toronto, où Grace, en tant que fille aînée, prend soin de ses petits frères et sœurs. Le père reporte alors sur Grace son attention et sa violence, en l’agressant par des gestes incestueux et en la frappant. Enfin, il décide qu’elle est en âge de travailler et lui trouve une place comme servante dans une maison bourgeoise, en imposant que le salaire qu’elle touchera arrive directement dans sa poche (à lui).
Arrivée dans la maison, elle travaille comme domestique du matin au soir. Elle y rencontre Mary, une autre servante, enjouée, révoltée par les injustices, qui deviendra sa plus chère amie. Mary lui explique qu’une rébellion a éclaté récemment (la rébellion du Haut-Canada) avant d’être cruellement réprimée, mais que la lutte continue. Grâce à l’intervention de Mary, Grace touche son salaire plutôt que de le donner à son père.
Mais cette amitié est interrompue brutalement après quelques mois. Mary commence une aventure avec le fils de la famille bourgeoise, qui lui promet de l’épouser, puis rompt sa promesse après l’avoir mise enceinte, la laissant dans une situation catastrophique. Elle se débrouille pour avorter clandestinement avant que personne ne puisse remarquer sa grossesse mais meurt d’hémorragie dans la nuit qui s’ensuit, auprès de Grace qui lui tient la main. La maîtresse de maison s’offense du comportement de Mary en découvrant son cadavre trempé de sang tout autour de l’entrejambe, et, comprenant que son fils est le responsable, décide d’étouffer l’affaire. Le jeune homme en question commence ensuite à harceler Grace, qui se dépêche d’accepter le premier travail qu’on lui propose ailleurs.
Il s’agit d’un poste de domestique dans la maison de Thomas Kinnear, un riche bourgeois canadien qui a participé à mater la rébellion si chère à Mary Whitney. Nancy Montgomery est sa gouvernante, et un certain James McDermott travaille aussi pour la maisonnée. La maison est très isolée, coupée du monde, et l’atmosphère inconfortable. Grace est tentée de partir immédiatement, mais n’a nulle part où aller.
À partir de là, l’histoire commence à se ramifier de plus en plus selon les versions des différents personnages. Nancy Montgomery jouit d’un statut ambigu, en étant à la fois une servante elle-même, mais une gouvernante et qui a obtenu les faveurs du maître de maison (Kinnear) en entretenant une liaison avec lui. La précarité de ce privilège, qui dépend de l’humeur du maître, est mis en avant lorsqu’elle tombe enceinte sans pouvoir anticiper la réaction de Kinnear, peu susceptible de compromettre son statut pour elle. Nancy traite mal Grace dont elle attend un respect hiérarchique très marqué, mais est parfois mielleuse et dit vouloir être son amie. James McDermott semble dans un premier temps harceler Grace, organiser les meurtres et la forcer à y participer, avant que cette version soit ébranlée par celle de McDermott, que Grace niera et confirmera alternativement, selon laquelle elle aurait été le véritable cerveau de l’assassinat et aurait manipulé James McDermott pour qu’il commette les crimes.
Dans le dernier épisode de la série, une séance d’hypnose est organisée pour faire émerger la vérité qui sommeille au fond de Grace. Il est suggéré par plusieurs indices que Grace utilise la mise en scène de l’hypnose pour feindre une sorte d’inconscience en réalité toute maîtrisée. Elle s’exprime alors violemment et vulgairement, aux antipodes de son ton habituel, en confessant les crimes et en disant tout le mal qu’elle pense des membres de son auditoire, constitué du docteur, des femmes du groupe spiritualiste, et des gens qui essaient de la faire sortir de prison. Ce serait peut-être pour elle une occasion en or d’insulter ces gens qui la fétichisent chacun à sa façon, mais certains éléments collent mal avec cette interprétation. Il est aussi possible qu’elle soit atteinte d’un trouble de la personnalité multiple, car sa voix et son accent pendant la séance d’hypnose font penser à ceux de Mary Whitney, qui serait devenue l’incarnation de sa personnalité vengeresse, et Grace dit ne se souvenir de rien après la séance, ce qui fait écho à son amnésie après les meurtres. Il est beaucoup plus difficile de la croire totalement innocente après cette scène, alors que cette hypothèse était la plus tentante jusqu’ici. Mais arrivés à ce stade de la série, nous commençons à avoir déjà pris plus de distance avec la question de la culpabilité de Grace qui paraît moins centrale qu’au début, car notre attention a été attirée sur d’autres questions, sur lesquelles je reviens plus bas. Avec cette scène, le public est en quelque sorte forcé de renoncer à l’innocence de Grace comme seul moyen de condamner toutes les violences qu’elle a subies dans sa vie et en prison.
Le docteur Simon Jordan abandonne, Grace reste en prison une quinzaine d’années supplémentaires, avant d’en sortir enfin et de se marier. Elle écrit une lettre au docteur Simon Jordan, dans laquelle elle lui livre ses derniers sentiments. Elle lui raconte comment son mari aime l’écouter raconter les souffrances qu’elle a subies : « Il écoute tout comme un enfant à qui on raconte un conte de fées. Je dois avouer qu’il me fait un peu penser à vous. Vous aviez tout aussi hâte que je vous raconte mes douleurs. Vos joues rosissaient, si vous aviez eu des oreilles de chien, elles auraient été dressées et votre langue pendue. » Elle souligne ici le voyeurisme du docteur, mais aussi le nôtre, à nous les spectateurices, tout aussi pendus à ses lèvres. Elle est d’ailleurs consciente que son histoire est captivante, qu’elle a un pouvoir de conteuse, que son auditoire (le docteur et nous-mêmes) a envie de l’écouter et éventuellement de se laisser mener en bateau : « j’ai pu changer quelques détails afin de mieux correspondre à ce que vous vouliez entendre ». Elle termine la lettre par la mention du patchwork qu’elle coud en assemblant des pièces de tissu qu’elle a fabriquées à partir des robes de Mary Whitney, de Nancy Montgomery, et de sa chemise de prison : « ainsi, nous serons toutes ensemble ». Finalement, elle trouve une unité et une identité avec ces deux autres femmes, toutes deux servantes, l’une sa meilleure amie, l’autre sa supérieure pour le meurtre de laquelle elle a été condamnée.
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Qui est coupable, qui est criminel ?
Qui est criminel, dans Alias Grace ? Peut-être Grace, d’être complice d’un double-meurtre, mais pas seulement. La série critique la conception dominante de la culpabilité et de la criminalité à travers d’autres exemples. À propos de Mary Whitney, morte des suites d’un avortement contraint par un jeune homme qui l’a séduite puis repoussée et par la condamnation sociale de la condition de fille-mère, Grace dit : « ce jeune homme l’a tuée plus certainement que s’il avait enfoncé un poignard dans son cœur, car ce n’est pas toujours celui qui porte le coup final qui est le véritable assassin ». Combien de telles morts ne sont pas comptées comme des crimes, attribuées à un malheureux concours de circonstances, alors qu’elles ont été provoquées par la violence de certains ? Des morts « naturelles », vraiment ? Qui est coupable, dans ces cas-là ? Cet homme a certainement une grosse part de culpabilité, mais la société a également une culpabilité collective, dont elle se défausse en inculpant la femme. Tout se déroule comme si la vie de celle-ci valait moins que la réputation de l’homme, particulièrement s’il est riche et elle pauvre, comme dans Alias Grace. Après la mort de Mary, lorsque le jeune bourgeois qui a mis Mary enceinte commence à tambouriner à la porte de la chambre de Grace, elle explique au docteur : « à partir du moment où vous êtes trouvée dans une chambre avec un homme, vous êtes la coupable, peu importe comment il est rentré. » Une telle attribution systématique de la culpabilité permet de faire d’une pierre (plus de) deux coups : cela offre un contrôle énorme sur les femmes, qui sont toujours à un cheveu d’être punies, tout en garantissant aux hommes une impunité quasi-totale, malgré les agressions qu’ils ont commises et leurs conséquences (grossesses, suicides…), et en épargnant à des témoins la responsabilité inconfortable de réagir. Sur ce point, le patriarcat-capitalisme est cohérent avec lui-même : ce sont celles qui, au sein de ce système « valent » le moins, dont la vie passe après les arrangements de tout le monde, qui écopent de tous les risques et sont tenues pour seules coupables.
De même, la mort de la mère de Grace attire l’attention sur les injustices de classes face à la mortalité. Les conditions atroces dans lesquelles les migrants d’Irlande ont voyagé dans les soutes des bateaux pendant des semaines ont provoqué de nombreuses morts, nettement plus que dans les cabines confortables des classes supérieures. Depuis le 19ème siècle, les causes de mortalité dans les différentes classes sociales ont varié, mais à chaque fois, les travaux les plus dangereux, les pires conditions de vie qu’aucun bourgeois n’accepterait pour lui-même ou ses enfants sont considérées comme tout à fait acceptables pour d’autres. À chaque fois que quelqu’un meurt d’insalubrité, de faim, d’épuisement prématuré, par manque de soins alors que la société pourrait prodiguer à tous, n’est-ce pas un crime ?
Les journaux qui mentionnent que Grace est irlandaise le formulent d’une façon curieuse, qui n’échappe pas à Grace : « ils ont écrit que j’avouais venir d’Irlande, ce qui est vrai, mais je n’aime pas cette formulation, car cela sonne comme si venir d’Irlande était un crime, et je n’ai pas connaissance que cela le soit, même si c’est souvent considéré comme tel ». À l’instar des femmes criminalisées à la place de leurs agresseurs, les immigrés connaissent bien le renversement de culpabilité : alors que ce serait à eux de demander des comptes à la société pour la façon dont ils sont traités, ils sont au contraire incités à se sentir honteux et à se montrer reconnaissants des quelques miettes qu’on daigne leur céder.
Le système judiciaire est censé combattre les injustices, les torts causés aux uns par les autres, et il le fait à l’occasion, pour certains types de crimes. Mais il est conçu au sein d’une société traversée par des rapports de pouvoir qui définissent d’emblée qui est coupable et qui est innocent. Plus ou moins consciemment, aux yeux de beaucoup de membres des classes moyennes et supérieures, les prisons sont un lieu tout à fait adapté à certaines personnes, auxquelles ils ne s’identifient pas, qu’ils traitent de « délinquants » ou de « criminels », et pour qui la punition doit s’appliquer, « sévère mais juste »… alors que pour d’autres, pour ceux auxquels ils s’identifient, l’idée d’une punition sociale, d’un passage par la prison paraît tout de suite grotesque ou inadaptée. Certes, il n’y a pas de loi qui condamne le fait de laisser dans une pauvreté mortelle des groupes de gens, ou d’agir de la sorte envers Mary. La série met en évidence que non seulement un tribunal n’est pas conçu pour juger le patriarcat-capitalisme, mais que sa fonction est même de punir ceux qui ont été désignés a priori comme des coupables « juste bons pour la prison », en entérinant ainsi un rapport social de domination.
Toute la violence accumulée contre Grace pourrait participer à expliquer qu’elle en fasse elle-même usage, ou qu’elle soit devenue folle, mais la force de la série réside précisément dans l’ambiguïté qu’elle cultive à propos de la culpabilité de Grace. De nombreuses femmes sont battues, violées, agressées, exploitées sans devenir elles-mêmes violentes. Si la série se garde bien de faire de Grace une icône d’innocence et de pureté morale, elle se garde également d’encourager l’idée tout aussi critiquable selon laquelle les anciennes victimes deviendraient nécessairement brutales.
À travers la complexité et les revirements de l’histoire, la série offre au public des occasions de méditer sur la responsabilité de chacun.e et la responsabilité collective, tout en prenant soin de désamorcer les interprétations déterministes et simplistes.
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Qui vole la vie de qui ?
Le jour de son anniversaire, Grace a le droit de passer l’après-midi dehors (une excuse pour que Nancy et Thomas Kinnear se retrouvent seuls, qui est présentée comme une gracieuseté). Elle se rend compte qu’elle ne sait pas quoi faire d’elle-même pendant ces quelques heures de temps libre. Elle va se promener, comme Nancy l’y poussait, et réalise qu’elle ne connaît pas les chants des oiseaux, et que la vie qu’elle mène n’en est pas une. Elle doit la consacrer exclusivement à ses patrons, elle est dépossédée de tout ce qu’elle a de plus précieux : sa vie, son temps.
Évidemment, personne ne veut passer sa vie à accomplir les tâches ménagères d’autrui et le salaire fourni aux servantes est calibré pour permettre tout juste de subsister, mais pas d’économiser, ni d’avoir la possibilité de travailler moins. Aujourd’hui comme au 19ème siècle, les classes bourgeoises exploitent les classes prolétaires en les payant tout juste de quoi vivre. Les chômeurs, et tous ceux qui ne peuvent pas travailler peuvent aussi bien mourir ; ils sont considérés comme surnuméraires, voire comme des parasites de la société. Les nourrir ne « sert » à rien puisqu’ils ne travaillent pas ! A ce rapport de classe s’articule un rapport social de sexe, puisque le travail domestique n’a pas lieu exclusivement dans la sphère marchande, il n’est pas effectué uniquement en échange d’un salaire. Il est aussi effectué massivement et gratuitement par les femmes au sein de chaque foyer, comme lorsque Grace aide sa mère à nourrir et s’occuper de ses petits frères et sœurs au début de la série, une enfance qui l’aura préparée à son futur travail de domestique.
On voit dans la série comment tout cela contribue à creuser le gouffre qui sépare Grace du docteur Simon Jordan ; lorsqu’elle raconte qu’elle passait ses journées à tout nettoyer dans la maison, il fronce les sourcils et demande des détails pour mieux imaginer ce qu’elle lui raconte ; il ignore tout des tâches ménagères. Pendant que l’une s’est échinée à récurer des sols, nettoyer des pots de chambre, laver le linge, l’autre, qui jouit du privilège d’avoir une idée assez floue de ce que ça veut dire, s’échine à essayer de comprendre pourquoi une si forte distance est ressentie de l’autre côté.
Plusieurs plans opposent Grace dans la cellule oppressante et Simon Jordan face à la mer, fixant l’horizon, avant ou après leurs discussions. Ces plans soulignent visuellement le fossé qui sépare les deux personnages et le caractère grotesque de la tentative du docteur d’analyser Grace.
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Qui est en droit de juger de la santé mentale de qui ?
Le docteur fait une plutôt bonne première impression au public de la série. Contrairement aux gardes qui maltraitent Grace, il lui parle avec douceur et semble honnête, respectueux. Mais il est loin d’être désintéressé : c’est un jeune docteur « prometteur » qui construit sa carrière, et retirerait du prestige d’avoir extrait la vérité d’une patiente coriace et médiatisée. Dès le début, Grace a parfaitement conscience de l’enjeu qu’elle représente pour lui : « il veut pouvoir dire “J’y ai planté mon pouce et j’en ai ressorti une prune. Quel bon garçon je suis !”, mais je ne serai la prune de personne » (c’est une référence à la comptine Little Jack Horner).
Le regard que nous portons sur la démarche du docteur évolue au fil de la série : il cherche à comprendre Grace, mais cette quête semble plus d’une fois se rapprocher d’une pénétration intrusive de l’intimité de l’héroïne, dont le but ultime est de posséder cette patiente si insaisissable. « Il veut tenir dans sa main mon cœur battant de femme », songe Grace face au comportement de plus en plus possessif du docteur qui, obsédé par elle, la désire, rêve de la sauver, de coucher avec elle, à plusieurs reprises dans la série, ce qu’elle devine également. En lui mentant, Grace gagne un peu de pouvoir sur lui, le pouvoir le mener où elle veut plutôt que d’être un simple cas. Au début de la série, ses mensonges semblent être là pour mettre le public sur ses gardes : peut-être qu’elle ment, peut-être qu’elle est coupable, ou folle. Mais comme l’entreprise du docteur nous paraît de moins en moins sympathique ou scientifique, et de plus en plus motivée par une volonté de contrôle et de pouvoir, on apprécie d’autant mieux le discernement du Grace qui s’est immédiatement méfiée de lui.
À la fin de la série, quand il comprend que Grace est complexe au-delà de ce qu’il est en mesure d’envisager, et qu’il ne saura sans doute jamais séparer le vrai du faux, il reporte son désir mi-sexuel mi-possessif sur une autre femme avec laquelle il couche brutalement pour compenser la frustration liée au fait que Grace reste pour lui impénétrable. La violence de son fantasme de sauveur apparaît plus clairement que jamais lors de cette scène qui fait converger ses fantasmes sexuels (tout galants qu’ils soient) et sa volonté de comprendre et maîtriser Grace.
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Pourquoi voulons-nous absolument savoir qui est Grace ?
« Juger c’est évidemment ne pas comprendre » André Malraux
En commençant la série, on a tendance à suspendre notre jugement sur Grace dans l’attente de savoir si elle est coupable. Mais dans un deuxième temps, les questions que l’on se posait initialement sont remplacées par d’autres, moins binaires, comme : « qui est Grace ? ».
Tout le monde projette quelque chose sur elle en cherchant à déchiffrer sa personnalité : belle, sotte, manipulatrice, cruelle, folle… Ces projections sont comme des voiles qui nous tiennent à distance d’elle. Tout ce qui a été attendu d’elle aux différents moments de sa vie (être une fille docile, une servante travailleuse, une accusée qui a fait les gros titres, une prisonnière, une patiente qui doit tout dévoiler pour le docteur) a contribué en retour à forger en elle une personnalité insondable qui a dû ériger toutes sortes de défenses. Toute sa vie a façonné chez elle une attitude de serviabilité ; elle s’exprime toujours avec une politesse extrême, en ponctuant toutes ses phrases de « comme il vous plaira », « si vous le souhaitez ». En tant que spectateur, on se sent divisé quand on la voit esquiver des questions ou mentir, car ces scènes nous renvoient à notre propre envie coupable que Grace soit ce qu’on attend d’elle et qu’elle livre docilement le fond de toutes ses pensées.
D’ailleurs, si elle ment au docteur, rien ne nous dit qu’elle l’aurait forcément fait dans d’autres circonstances. Je ne crois pas que le propos de la série soit de présenter Grace comme une menteuse pathologique, ou alors ce n’est qu’une des nombreuses interprétations possibles. Il me semble que le docteur a eu, et a manqué sa chance de comprendre réellement Grace. Dans leurs premières discussions, Grace lui a plusieurs fois tendu des perches où elle lui livrait sa pensée telle quelle, et a observé que le docteur était incapable de la comprendre.
Et puis dans un troisième temps, notre désir de percer Grace à jour est remplacé par une nouvelle question : « pourquoi voulons-nous absolument savoir qui est Grace ? ». En regardant la série, nous écoutons l’histoire de Grace telle qu’elle la raconte au docteur Simon Jordan, et nous nous posons les mêmes questions que le docteur. Mais cette identification avec le docteur se complique à mesure que la volonté de contrôle au coeur de sa démarche est mise en exergue.
L’histoire du cinéma compte de nombreux personnages masculins qui doivent percer à jour les secrets ou les intentions de femmes impénétrables (des films noirs des années 1940 comme Le Faucon Maltais, néo-noirs des années 1980-90 comme Basic Instinct, ou plus récemment Alliés). Certains films ont renversé ce schéma en donnant accès au point de vue du personnage féminin que les hommes cherchent à connaître (cf. des films noirs comme Gilda), ce qui permet de mettre en lumière la dimension violente de « l’enquête » masculine. Mais le dispositif est ici d’une autre nature encore. En effet, la série nous invite à adopter un regard critique sur la posture du docteur que nous avons nous-même adoptée, mais sans non plus nous permettre de connaître Grace, puisque celle-ci reste, pour nous aussi, insaisissable (sans que cela fasse d’elle un personnage négatif, bien au contraire). L’effet sur le public est ainsi particulièrement intéressant, dans la mesure où nous ne pouvons pas nous satisfaire d’avoir percé à jour l’énigme qu’elle représente, d’avoir « compris » ses pensées, ses intentions et ses actes. Impossible ici de dominer cette héroïne de classe populaire du haut d’une posture scientifique surplombante semblable à celle du docteur. La force et l’originalité de la série tiennent ainsi au fait qu’elle permet à l’héroïne de garder son mystère, et qu’il s’agisse d’un choix de sa part, en réaction à ces tentatives de connaissances de sa personnalité qu’elle trouve insupportables. Et pour cause : la série nous amène à voir, comme Grace, ce qu’il y a d’odieux dans cette posture.
Les rapports de pouvoir qui traversent notre société sont des personnages essentiels d’Alias Grace, et nous les spectateurices, sommes aussi un peu coupables de ne l’écouter que si elle rend son histoire la plus spectaculaire possible, quitte à ne pas en connaître le fin mot. Mais cette histoire ne se réduit pas à une dénonciation politique, même si l’article se focalise sur cette dimension. La série ne propose pas d’ériger Grace en symbole féministe, ce qui serait un contresens. Contrairement aux idéologies qui ne permettent de la voir qu’à travers diverses projections patriarcales et de classe (la femme parfaite et innocente, la folle, etc.), la série offre différents plans de lecture en même temps : une exploration de l’individu, de la psyché humaine, de la santé mentale, de la société, des rapports de force, de la justice… car les autrices ont compris que tous ces plans doivent être explorés ensemble si l’on veut atteindre le genre de compréhension susceptible d’améliorer les choses.
Douffie Shprinzel
Un grand merci à Paul Rigouste pour ses relectures précieuses !
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Je ne sais pas ce que vous entendez exactement par « relation saine basée sur le respect », mais si vous voulez parler d’une relation où le maître ne bat pas son chien, s’occupe bien de lui, et a de l’affection pour lui, je ne pense pas que ça signifie qu’il n’y a pas un rapport de domination. Encore une fois (car ce point me semble essentiel), n’a-t-on pas affaire à une relation asymétrique où le chien dépend de l’humain, où il a nécessairement été dressé (donc forcément contraint par l’humain), et dans laquelle l’humain commande et le chien obéit ? Et est-ce que ce n’est pas une relation de domination ça pour vous ?
Je ne comprends pas du tout votre commentaire… serait-il possible que vous vouliez commenter autre chose que cet article ?