After Earth (2013) : Drones et terroristes
25 septembre 2013 | Posté par Paul Rigouste sous Brèves, Cinéma, Tous les articles |
Je voudrais ici avancer une hypothèse concernant le film After Earth, dont j’ai par ailleurs essayé d’analyser le propos viriliste et masculiniste dans un autre article sur ce site (auquel je renvoie pour un résumé du scénario). L’idée est qu’After Earth est travaillé par des questions soulevées par le développement et l’utilisation récente par l’armée des drones dit « chasseurs-tueurs ». Certes, il n’est jamais explicitement questions de drones dans After Earth[1], et nous n’en voyons que très peu à l’écran (seulement quelques-uns que le personnage incarné par Will Smith envoie en repérage). Mais il me semble cependant que beaucoup de choses dans ce film y font écho, et même que le film tente de résoudre (sur un mode fantasmatique, puisqu’il s’agit d’une fiction) certains « problèmes » (réels) nés de l’introduction de cette technologie dans l’armée.
Dans son livre Théorie du drone[2], Grégoire Chamayou réfléchit aux conséquences de cette innovation sur la manière de concevoir et de faire la guerre.
En permettant à un militaire de tuer un ennemi sans courir le moindre risque d’être blessé ou tué, le drone remet par exemple en question le principe de réciprocité sur lequel la guerre est fondée :
« La guerre se définit comme un moment durant lequel, sous certaines conditions, l’homicide est décriminalisé. Si l’on concède à l’ennemi le droit de nous tuer impunément, c’est parce que l’on entend avoir le même droit à son égard. Cela se fonde sur un rapport de réciprocité. Mais que se passe-t-il lorsque cette réciprocité est annulée a priori, dans sa possibilité même ? La guerre dégénère en abattage, en exécution. »[3]
Ce genre de technologie instaure également entre cellui qui tue et sa victime une distance physique qui risque fort de faciliter les stratégies psychologiques de « mise à distance » par lesquels les militaires se dissocient des actes qu’illes commettent :
« Il y a en effet tout un discours qui critique la «mentalité Playstation» des opérateurs de drones mais, pour moi, c’est un cliché, j’essaie d’affiner l’analyse. Souvent, quand on fait cette critique, on ajoute : «Ils ne savent pas qu’ils tuent». Il est évident qu’ils savent qu’ils tuent ! La question, c’est plutôt : à partir de quel savoir le savent-ils ? En quoi cette technique produit-elle une forme d’expérience spécifique de l’homicide ? Il y a des effets d’amortisseur moral : on voit juste assez pour tuer, mais pas tout : ni le visage, ni les yeux. Surtout, on ne se voit jamais dans le regard de l’autre. C’est une expérience disloquée, hémiplégique. Les opérateurs cloisonnent, ils tuent la journée et rentrent à la maison le soir. »
La virilité traditionnellement associée au combat militaire en prend alors inévitablement un coup :
« Le drone apparaît comme l’arme du lâche, celui qui refuse de s’exposer. Il ne requiert aucun courage, il désactive le combat. Cela provoque des crises profondes dans les valeurs guerrières » (…)
« La guerre devient un télétravail, accompli par des employés de bureau, très loin des images à la Top Gun. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les premières contestations du drone aient été le fait de pilotes de l’Air Force. Ils refusaient la déqualification de leur travail, mais ils luttaient aussi pour le maintien de leur prestige viril…(…)
[Les noms techniques donnés aux drones] sont révélateurs. Predator, c’est le prédateur, Reaper, la faucheuse. Ce sont des images de bêtes de proie. Il y a aussi ce tee-shirt à la gloire du Predator sur lequel on peut lire : «Vous pouvez toujours courir, mais vous mourrez fatigué.» En anglais, drone se dit unmanned vehicle, ce qui signifie littéralement «des-hommé», mais on pourrait dire aussi «dévirilisé». Il est en effet cocasse qu’une catégorie de drones ait été baptisée «Male», pour Medium Altitude Long Endurance en anglais (moyenne altitude et longue endurance en français). »
Or il me semble que l’on retrouve dans After Earth des échos de toutes ces problématiques, même si ça ne prend pas une forme systématique et explicite.
Tout le film semble en effet fondé sur le fantasme de la « guerre à zéro mort » (entendez « zéro mort chez nous », car le but reste de faire des morts en face, bien évidemment)[4]. C’est tout le sens du « ghosting » : en devenant invisible aux yeux de l’ennemi, le militaire peut tuer sans être vu, donc sans être lui-même menacé d’être tué. Pour exorciser la menace de dévirilisation qui plane sur ces guerriers invisibles (les « ghosters » dans le film ou les pilotes de drones dans la réalité), After Earth fait de cette technique de combat une prouesse virile : seuls ceux qui ont totalement dominé leur peur peuvent « ghoster ». Cette idée résout ainsi magiquement les contradictions dans lesquelles sont pris les militaires ayant à utiliser ces armes, puisqu’elle permet à la fois d’atteindre l’idéal d’une « guerre à zéro mort » tout en conservant le prestige viril conféré par le combat militaire.
Le dispositif scénaristique avec d’un côté le fils sur le terrain et de l’autre le père qui le « télécommande » depuis la salle de contrôle fait lui aussi penser aux drones. Et là encore, il me semble que le film cherche à exorciser la menace de féminisation que cette nouvelle technologie fait peser sur les militaires. Loin d’être hors d’atteinte derrière son poste de commande, papa Will souffre de plus en plus au fur et à mesure que son fils affronte les différentes épreuves qui se présentent à lui (il a en effet été blessé lors du crash, et son état ne cesse de s’aggraver). Grâce à cet artifice scénaristique, le « pilotage de drone » devient un acte viril, puisque le pilote essuie lui aussi de sérieuses blessures et lutte héroïquement pour survivre.
En remplaçant le drone par un être humain (le fils du pilote), le film réintroduit là aussi de la virilité dans un dispositif militaire où elle était sévèrement menacée. La violence au contact de l’ennemi est célébrée dans la figure du fils (la seule arme utilisée est significativement une arme blanche, qui nécessite donc un tel corps à corps). Le film conçoit même une telle violence comme un « acte de création », comme en témoigne ce conseil que le père donne au fils lorsque celui-ci est confronté à son premier ennemi : « Reconnaît ta puissance, ce sera ta création » (Reconize your power, this will be your creation). Peut-être y a-t-il dans ce genre de phrase l’idée qu’un militaire en chair et en os sera, en tant que « créateur » de sa propre puissance, toujours supérieur à une machine. Concevoir les militaires comme des sortes d’« artistes de la violence », il fallait l’oser…
Significativement, les quelques drones que l’on voit au début s’avèrent n’avoir qu’un très petit rôle dans l’histoire. Le père s’en sert pour faire quelques repérages, mais leur utilité s’arrête là. Le film laisse ainsi toute la place au guerrier pour combattre l’ennemi au corps à corps, sans aucune aide des machines (qui féminisent les hommes en les empêchant déployer et fortifier leur virilité[5]). Mieux, on voit le fils s’émanciper progressivement d’un état qui rappelle celui des drones. En effet, le père lui ordonne au début tout ce qu’il doit faire comme s’il n’était qu’un vulgaire robot télécommandé. Ainsi, lorsqu’il refuse d’obéir à son père en sautant du haut de la falaise, c’est comme si le fils s’émancipait de sa « condition de drone » pour devenir un vrai combattant, et donc un vrai homme (conformément au propos viriliste tenu par le film).
After Earth valorise ainsi au final une conception du combat militaire traditionnelle, tout en fantasmant une « guerre à zéro mort » qui resterait tout de même virile…[6]
La manière dont le film caractérise ces ennemis redoutables que sont les Ursas est elle aussi intéressante. Comme le dit le héros, ces créatures sont « techniquement aveugles », elles ne possèdent pas d’yeux. Difficile de ne pas penser ici aux « effets d’amortisseur moral » dont parle Grégoire Chamayou à propos des meurtres par drone (« on voit juste assez pour tuer, mais pas tout : ni le visage, ni les yeux. Surtout, on ne se voit jamais dans le regard de l’autre »). Sauf que dans le film, ce ne sont pas les armes ou techniques de combat qui « dépersonnalisent » l’ennemi, mais c’est l’ennemi lui-même qui, par nature, n’est pas une « personne » (sans visage et sans regard). Le glissement est essentiel puisqu’il évacue le fait que cette réduction de l’ennemi à une « chose » (différente par nature d’une « personne ») est le résultat d’une construction idéologique et technologique destinée à justifier et faciliter un meurtre, et non un état de fait.
Le film déroule ainsi son propos impérialiste et militariste de manière totalement décomplexée : alors qu’ils sont en train de coloniser gentiment une autre planète, les pauvres humains sont attaqués par des monstres qui se nourrissent de leur terreur (des « terroristes » en somme), et seul un déferlement de violence armée et de virilité menée par le patriarche Will Smith pourra sauver l’humanité. Un beau programme politique…
Paul Rigouste
Du même auteur, sur After Earth, voir aussi sur ce site :
[1] Contrairement à un film comme Oblivion par exemple, qui traite beaucoup plus frontalement les questions soulevées par ces innovations technologiques.
[2] Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Ed. La Fabrique, avril 2013
[3]http://www.liberation.fr/monde/2013/05/19/la-guerre-devient-un-teletravail-pour-employes-de-bureau_904153
[4] « Le drone aéroporté, qui comme nous l’avons vu était initialement utilisé pour des missions d’espionnage, de renseignement ou de surveillance, est donc aujourd’hui devenu une machine à tuer volante équipée de caméscopes haute résolution et de missiles. Selon ses promoteurs, il permettrait stratégiquement de projeter du pouvoir sans projeter de vulnérabilité, car à la distance de portée de l’arme s’additionne la distance qui sépare l’opérateur de l’arme qu’il télécommande, réduisant par la même l’ennemi à une simple cible.
Pour évoluer dans un environnement hostile telle qu’une zone irradiée ou une planète inhospitalière, on utilise un engin télécommandé à distance par un être humain situé lui dans une zone sûre. Le corolaire avec les drones chasseurs-tueurs est pour le moins évident. Conséquence directe : le théâtre de la violence s’en trouve disloqué, divisé en deux zones : une zone hostile et une zone sûre. Le corps vital et le corps opératoire étant complètement dissociés, la vulnérabilité de l’agent est préservée par le retrait du corps vulnérable de l’environnement hostile. C’est ce que certains théoriciens dénomment (comme un oxymore) la guerre à zéro mort. » (http://lestroboscope.net/rhetorique-du-drone-et-rationalites-politiques-16/)
[5] Le film s’inscrit en ce sens dans une tendance que l’on retrouve dans beaucoup d’autres films récents, et qui consiste à représenter la technologie comme une menace de féminisation pour les hommes, dans un esprit à la fois viriliste et masculiniste. Charles-Antoine Courcoux développe notamment cette hypothèse dans son article « Des machines et des hommes. D’une peur de la modernité technologique déclinée au féminin », publié dans le livre Les Peurs de Hollywood. Phobies sociales dans le cinéma fantastique américain. Comme exemples de films qui mobilise ce schéma, il cite The Matrix (1999), la série Star Wars (1999, 2002, 2005), Cast Away (2000), Terminator 3 : The Rise of the Machines (2003), The Last Samouraï (2003), I, Robot (2004) ou encore Spiderman 2 (2004) (ou encore dans Elephant de Gus Van Sant, cf. son article publié dans le numéro 19 de la revue Décadrages). On retrouve aussi à mon avis un même propos dans Skyfall (cf. http://www.lecinemaestpolitique.fr/skyfall-2012-pour-que-bond-rebande/)
[6] Il me semble que l’on retrouve ici des échos du double discours viriliste et masculiniste que tient par ailleurs le film (cf. http://www.lecinemaestpolitique.fr/after-earth-2013-tu-seras-un-homme-mon-fils/). Dans une perspective viriliste, la « vraie guerre » (au corps à corps avec l’ennemi) est un moyen pour les hommes de conquérir et développer leur sacro-sainte virilité. Alors que dans le discours masculiniste, elle est aussi présentée comme l’une des lourdes responsabilités que l’homme a à assumer, presque une malédiction. Or il me semble que l’on retrouve ce double discours dans le fait de fantasmer une « guerre à zéro mort » qui préserverait les hommes de ce fardeau qu’est pour eux la guerre (masculinisme) tout en valorisant la guerre et le combat militaire « à l’ancienne » (virilisme).
Autres articles en lien :
- After Earth (2013) : tu seras un homme mon fils
- Interstellar (2014) : L’homme du passé est l’homme de l’avenir
- Oblivion (2013) : Tom Cruise et ses drones de dames
Bonjour,
A ce propos, on pourra jeter un oeil sur l’adaptation au cinéma (nov. 2013) de La Stratégie Ender, un roman de SF écrit par Orson Scott Card qui est un chef d’œuvre du genre et qui pourra sans doute étayer votre article pertinent au sujet de la représentation des armes télécommandées et de l’idéologie qui entoure les personnages qui y recourent.
C’est clair que c’est quasiment le sujet du film. (je répond à Gilles)
Merci beaucoup pour le conseil, je ne connais pas ce livre de SF et je n’avais pas entendu parler de son adaptation.
Sur le film et la guerre comme chasse, je voudrais ajouter que les Ursas commencent à chasser les humains, les « ghosting » permet à l’homme de passer du statut de proie à celui de prédateur. Donc de se valoriser encore plus.
L’idée du fils en tant que drone humain qui s’affranchi pour devenir un homme est intéressante.
Un détail du film qui m’avait surpris: c’est que les aliens attaquent les humains pour l’excellent motif que ces derniers envahissent leur planète (ou leur univers). Les extra-terrestres sont les humains dans ce film, ce qui aurait pu donner des idées intéressantes.
Je conseille également la Stratégie Ender qui est un très bon livre aux thèmes assez proches. (perte des emotions pour faire la guerre, utilisation des enfants comme armes)
Oui effectivement, le fait que les humains soient les « extra-terrestres » qui colonisent une autre planète aurait pu être intéressant si on avait eu un peu le point de vue des colonisé-e-s. Sauf que le film reste bien « humano-centré », et ne sort par conséquent jamais de son point de vue impérialiste-colonialiste. Rien à voir avec un film comme Oblivion (avec Tom Cruise) qui, s’il reste assez ambivalent, ménage tout de même une lecture possible qui est clairement une critique de l’impérialisme-militarisme américain (mais je n’en dis pas plus, faut pas spoiler…).
Pour revenir à After Earth, je n’ai pas bien réfléchi à cette question, mais je me dis qu’il y a peut-être aussi quelque chose dans le fait que les humains partent ailleurs pour se confronter aux aliens (dans un esprit encore une fois très impérialiste), et reviennent ensuite « chez eux » (la Terre) en ramenant un alien, lequel alien représente alors une menace ennemie sur leur propre territoire, que les héros doivent exterminer. Ce n’est pas très cohérent, car la Terre n’est plus le vrai territoire des héros américains, donc ce n’est plus « chez eux ». Mais j’ai l’impression que ça brasse quand même pas mal de motifs idéologiques qui ont directement rapport avec la politique extérieure (impérialiste-militariste) états-unienne. Après je me demande si le film dit quelque chose de cohérent là-dessus. J’ai l’impression que non, mais je ne suis pas sûr (après il n’y a pas besoin non plus que le propos soit parfaitement cohérent et systématique pour qu’il y ait un (ou des) discours politique(s) à mon avis).
Vous devriez consulter pour votre virilité, j’ai l’impression que vous êtes totalement alien à cette notion. La virilité ne consiste pas forcément à avoir du poil sur le torse, le muscle bombé et à utiliser des instruments phalliques pour résoudre des situations.
A celà vous essayez de parler de l’armée comme si c’était un lieu où l’on tenait le culte de la virilité et vous tentez un discours tout à fait ridicule et réducteur.
L’armée ne craint pas la féminisation de ses rangs. C’est un moyen pour elle d’augmenter par 2 son vivier. De plus, les femmes sont aussi compétentes que les hommes et capablent de faire le taf’.
Par contre, dire que la distance dévirilise l’utilisateur de drone car il ne peut pas voir les yeux de sa victime ou les larmes de sa veuve … alors vous allez rire, mais la guerre, on l’a préfère la faire de loin. Genre avec des fusils, de l’artillerie ou des snipers. A moins de se faire du combat urbain ça fait un moment que l’on ne voit plus qui on tue. Et c’est sans compter les gars chargés du bombardement. Et dire qu’un sniper manque de virilité, comment dire … c’est réducteur.
Et puis le militaire s’en fout d’être viril. Tuer au couteau ou à mains nues est débile quand on a une arme moderne, et il le sait car sa vie est en jeu. Son équipement n’est pas là pour le rendre viril, c’est de l’utilitaire à l’extrême : silhouette masquée, gilet protecteur et casque bien massif. Sans compter qu’homme et femme sont logés à la même enseigne.
Bref, parler de virilité à tout va est parfaitement ridicule, surtout que vous ne semblez pas maîtriser cette notion. Je vous laisse néanmoins ceci : https://www.youtube.com/watch?v=W9S3Zp0qlAs
C’est quoi pour vous la virilité, Blinouf ?
C’est compliqué. C’est à mon sens provoquer l’effet : « waouh vl’à un homme, un vrai ».
Mais cet effet ne vient pas forcément de manger de la viande crue, de soulever des haltères, des femmes et les deux en même temps ou de massacrer des gens à mains nues.
Par exemple, on peut citer Casanova, Hitler, ou Natan Drake. L’un est un esprit incroyable, le second n’est pas Apollon et le dernier est … charmant. Les hommes l’envient et les femmes le veulent.
Le concept de virilité à l’armée n’est pas aussi caricatural que vous le dites. Les femmes sont partout, même en sous-marin. Les militaires ne sont pas des gars prêt à prendre des risques stupides pour des histoires de castagnettes.
Et puis le fameux clip YMCA à provoqué une vague d’enrôlement dans la marine des U.S.A. …
On peut fantasmer sur le militaire viriliste. Mais ce n’est qu’un fantasme.