Le(ur) bonheur est dans le pré (1995)
16 octobre 2013 | Posté par The Streum sous Cinéma, Tous les articles |
En 1995, la quatrième conférence mondiale sur les femmes se déroulait à Beijing en Chine. Lors de cette conférence, plusieurs thèmes furent abordés, parmi lesquels la question des violences faites aux femmes. Une déclaration et un programme d’action recoupant les résolutions adoptées au cours de la conférence de Beijing furent présentés aux Nations-Unies sous forme de recommandations[1], avec dans chacun des domaines critiques considérés, des objectifs stratégiques et des mesures concrètes pour les atteindre.
L’introduction du point concernant « la violence à l’égard des femmes » dans la déclaration de Beijing indiquait que celle-ci « constitue une violation des droits fondamentaux et des libertés fondamentales des femmes et empêche partiellement ou totalement celles-ci de jouir de ces droits et libertés »[2]. Mais, cette conception de la violence, semble-t-il, devait échapper à l’entendement de quelques-uns.
Un an plus tard, lors de la cérémonie des Césars, « Le bonheur est dans le pré », film réalisé par Étienne Chatiliez en 1995, était nominé six fois, remportant le César du meilleur acteur dans un second rôle par l’acteur Eddy Mitchell.
Cette « œuvre cinématographique », inspirée d’un poème de Paul Fort intitulé « Le bonheur », peut brièvement être résumé ainsi :
« Chef d’entreprise à Dole, dans le Jura, Francis Bergeade n’a pas une vie réjouissante : tourmenté par les employées de son usine de sièges de toilettes qui menacent de faire grève régulièrement, harcelé par les impôts et par son épouse et par sa fille qui ne songent qu’à faire des dépenses inconsidérées, il n’a comme joie dans la vie que les moments passés au restaurant « Le bon laboureur » avec son meilleur ami, Gérard, le concessionnaire automobile de Dole. Ce dernier l’appelle affectueusement « Lapin ».
Les tracas s’accumulent tant qu’il finit par en faire un malaise. Hospitalisé, c’est pendant sa convalescence que se produit l’imprévisible : une fermière et ses deux filles, venues de Condom, dans le Gers participent à une émission de télévision pour retrouver leur mari et père, un certain Michel Thivart, disparu 26 ans plus tôt… Or, Michel Thivart est le sosie parfait de Francis ! Alors, est-ce lui ou n’est-ce pas lui ?[3] »
Catégorisé comme comédie, ce film totalise, en plus de ses six nominations aux césars, 4 931 227 d’entrées[4], ce qui le place en troisième position des films français au box office de l’année 1995. Il est également noté d’un 6,8 sur 10, sur l’Internet movie database (Imdb)[5].
Réactionnaire sur plein d’aspects, ce film use des stéréotypes les plus éculés de ce type de rhétorique, allant du dénigrement des événements de mai 68 à l’exaspération de ne voir « que des grèves à la télé ». Également très fourni en stéréotypes de classe et sur un fond imprégné de racisme, c’est généralement par le biais des personnages féminins que ceux-ci sont mis en avant, quelques exceptions notables pouvant néanmoins être relevées, par exemple : « l’Afrique (avec un grand A), ça ne s’explique pas, ça se rêve », le chien « Bamboula », seul être fidèle et compréhensif de la famille, etc.
En regard à d’autres films sexistes, la force de celui-ci relève avant tout de sa cohérente et complète misogynie. Mise en exergue dans la quasi totalité des dialogues, elle en est également l’élément moral central, faisant de nécessité vertu, notamment et surtout dans le concept de la « quête du bonheur ». Bonheur des uns, il va sans dire, au détriment des autrEs qui par un procédé fallacieux sont présentées comme y trouvant leur compte. Du début à la fin, sans que le ton s’essouffle en cours de route, le spectateur se voit offrir un véritable réquisitoire contre les femmes en général et contre tout ce qui relève du féminin en particulier.
La mise en scène des rapports sociaux de sexes, révèle une conception très conservatrice des rapports sociaux hommes/femmes, le scénario et les dialogues s’inscrivant dans une lignée particulièrement anti-féministe avec une orientation masculiniste[6] probante. L’anti-féminisme du film sert de pastiche de fond, les femmes étant l’élément repoussoir par excellence dont la présence est tolérable et souhaitable, si elles sont cantonnées à la sphère domestique.[7]
Femmes, retournez en cuisine faire la popote pendant qu’on discute grosse voiture entre mecs …
…et qu’on trinque tandis que vous vous adonner à des passes-temps stimulants comme le nettoyage de nos fringues.
En revanche, le masculinisme se déploie comme fil rouge de la manière suivante. Le contexte de départ présente un univers social chaotique, les femmes occupant des places indues, oppriment les hommes par ce biais, entravant un équilibre que l’on imagine alors définitivement rompu. Les hommes, présentés en groupe opprimé, semblent avoir perdu majoritairement leurs prérogatives passées. La trame du film consistera pour le groupe dominant en une mobilisation de reconquête de ses prérogatives par la recherche du bonheur. Cette initiation virile est d’abord une question d’honneur voire de survie puisqu’ils sont persécutés, mais également un souci presque philanthropique de rétablir un ordre social « juste » (juste pour eux). Le groupe des femmes construit de bout en bout comme une menace néfaste dirigée à leur encontre, ouvre la possibilité pour ces derniers d’user de moyens explicitement oppressifs allant jusqu’à l’éloge de la violence, présentée alors comme légitime. Les oppresseurs devenus opprimés peuvent ainsi déployer sans complexe une répression massive, cohérente, assumée et revendiquée. En inversant les rôles, la défense de leur groupe se pose comme nécessaire et justifie l’humiliation des personnages féminins, l’affirmation de l’autorité des hommes sur les femmes, par un paternalisme récurrent et par le recours à différents types de violences, qu’elles soient physiques, sexuelles ou verbales.
L’apprentissage de la virilité s’effectue sur une portée aux nues de l’homo-sociabilité, articulée avec le rejet, la haine et le mépris des femmes, bien que celles-ci soient présentes, mais assignées à n’être que des pourvoyeuses de services sexuels et domestiques. L’hétérosexisme et l’homophobie sont également constituantes de cette homo-sociabilité masculine.
Que ce soit clair : on est pas des fiottes…
… on se sert juste les coudes entre potes face à ce ramassis de gonzesses qui nous pourrissent la vie !
Un film en deux temps : « tu seras un homme mon pote ! »
L’initiation virile s’installe crescendo, deux parties pouvant être distinguées. Elle se joue entre les deux personnages principaux, Gérard (incarné par Eddy Mitchell) qui représente l’homme viril et dominant, et Francis (incarné par Michel Serrault), représentant, lui, l’homme émasculé et dominé. L’usage de l’antagonisme des personnages de Francis et Gérard constitue un aspect incontournable dans l’apprentissage de Francis et dans sa reconquête du masculin. Par le biais de registres tel que l’amitié virile fondée sur le rejet du féminin, Francis va réussir à s’émanciper du joug de « la femme », dont le spectateur comprend vite qu’il s’agit d’un tout monolithique néfaste. L’aboutissement du film étant sa rédemption matérielle et symbolique et l’accès au bonheur dans un monde où chacun-e a retrouvé « sa place », la fin justifiant les moyens pour y parvenir.
Le première partie du film présente les déboires successifs encourus par Francis, patron d’une entreprise d’accessoires pour WC établi dans le Jura. Il ne sait pas faire valoir son autorité, ni au travail auprès de ses ouvrières en grève, ni dans sa vie de famille constituée par sa femme, Nicole, et sa fille, caricaturées en harpies vénales. Francis est présenté comme un homme brimé, incompris, humilié, malheureux et bafoué. Il est passif, sa voix est aiguë. Il n’a pas de self-contrôle, cédant vite à l’hystérie et s’exposant ainsi à la déconvenue. Contrairement à son ami, il n’a pas de vie sexuelle. En somme, c »est l’antithèse de Gérard qui est calme, sûr de lui, charismatique. Doté d’une voix grave, c’est un bon vivant, hédoniste, dragueur, il entretient des relations sexuelles avec toutes les femmes qui croisent sa route, de l’infirmière « Louison-qui-a-des-gros-nichons » à la vendeuse de chaussures, en passant par la femme de Francis.
Malgré cela, les deux protagonistes partagent une forte relation homosociale faite de bonnes bouffes au resto, de bons moments de drague bien lourde, et de détestation du genre féminin. Cette haine des femmes, dans la première partie du film, se traduit principalement par des discussions axées sur des constats misogynes. Leurs échanges sur le sujet servent de prétexte à la dénonciation de ce qui est donné à voir comme une succession d’abus perpétrés par les femmes. C’est la partie « théorique » de l’initiation.
Francis bien que conscient de ces abus en question, ne sait pas y faire face comme un homme, état de fait que Gérard s’évertue à lui rappeler, en vain. Francis, victime des femmes et de son propre manque d’autorité, est poussé à bout et fait un malaise. Il se retrouve hospitalisé.
Suite à cela, Francis effectue des prises de conscience plus concrètes sur sa situation, après tout, son malaise sonne comme un avertissement : c’est sa propre vie qui est en danger.
La deuxième partie du film voit émerger une appropriation pratique par Francis de sa propre virilité. Ainsi, il va expérimenter les privilèges légitimes et nécessaires à tout homme qui se respecte. Cette appropriation du champ viril est montré aux spectateurs comme incontournable tant pour lui que plus largement pour toute la société. Toujours cadré par son ami Gérard, mec accompli qui « en a » et qui assume, celui-ci continue de lui servir de guide, d’exemple et de soutien.
Francis mis sous pression par sa femme, sa fille et ses ouvrières craque et part dans le Gers retrouver Dolorès et ses filles. C’est là que peu à peu, il va redécouvrir le bonheur, notamment grâce aux soins bienveillants et à la dévotion servile de Dolorès. Francis redevient un homme et trouve même la force et le courage de rentrer dans le Jura pour sauver l’entreprise que Nicole est incapable de gérer. En l’absence de Francis, son pote Gérard va entamer avec elle une relation pédagogique. Il lui apprendra à bien se tenir en la remettant à sa place. Les deux couples ainsi reformés à la fin, nous montre un happy end, avec les deux hommes contemplant la campagne en sirotant un verre de vin et en arrière plan Dolorès qui explique à Nicole de quelle manière laver les habits très sales de Gérard.
Le rétablissement normatif de liens sociaux idéologiquement conservateurs, encadré par une vision ultra-patriarcale est présenté comme nécessaire et salvatrice pour toutes-s. La morale étant que si la société va mal c’est parce que les femmes ne sont plus à leur place et que cela a engendré des perturbations, au sein de l’institution de la famille, dans les relation entre les hommes, etc.
La virilité est montrée sous différents angles qui permettent aux spectateurs de la cerner sans qu’elle ne soit concrètement définie puisqu’elle se fonde sur des représentations à l’œuvre. L’usage binaire et manichéen du féminin et du masculin, étaye cette vision orientée du monde social selon ce point de vue. Tout ce qui relève du féminin est constitué en figure repoussoir. Dans cette démonstration, le duo Francis/Gérard illustre bien la dichotomie entre les deux pôles. Si la vie de Francis va mal, ce n’est dans le fond pas tant à cause des femmes, mais parce que lui-même se comporte sans faire valoir ses compétences d’homme auprès de ces femmes. L’histoire se devant d’être écrite par et pour des hommes, c’est donc de sa faute à lui si les événements se passent mal. D’ailleurs Gérard le lui signifie à plusieurs reprises, soit sous forme de plaisanteries narquoises, soit sur le ton d’injonction du type : « Fous-y une bonne trempe », soit encore sous forme de reproches tel que : « Voilà, tout ça c’est de ta faute, si tu lui avais mis une bonne torgniole de temps en temps, on en serait pas là ».
Gérard, sûr de ses attributs de virilité, incarnation masculine par excellence, appelle Francis « lapin ». Ce diminutif affectueux et gentiment ironique, voire paternaliste selon les situations, fait partie d’un registre d’humour que Gérard peut sans risque explorer puisque rien ni personne ne pourrait mettre en doute sa masculinité. Francis, personnage déjà largement féminisé réagit plusieurs fois à cette appellation en exprimant son mécontentement, notamment en lui disant « arrête de me tripoter comme une gonzesse, j’ai horreur de ça ». La proximité que les deux compères partagent a néanmoins ses limites. Lorsque Francis, désespéré, le prend dans ses bras sur son lieu de travail, Gérard exaspéré s’exclame : « – Et voilà, maintenant ils vont croire qu’on est pédés ! -Excuse-moi. », répond Francis. Ce rappelle à l’ordre montre que leur complicité doit rester dans un cadre explicitement et ostensiblement hétérosexuel.
Et voilà, maintenant ils vont croire qu’on est pédés !!!
… Et quand même « pédé », pour un vrai mec sévèrement burné comme moi c’est un peu la loose !
L’acquisition du bonheur viril passe aussi par des petites choses toutes simples. Aussi le film nous gratifie de merveilleuses scènes où l’on voit l’homme qui pisse heureux et libre, pénis au vent dans la campagne, ou encore l’homme qui rote en se caressant la panse, bien repu qu’il est, après s’être goinfré du repas préparé et servi par les femmes. Étant entendu que ces petites satisfactions de la vie sont bien sûr réservées exclusivement aux hommes, il suffit d’imaginer l’effet des ces mêmes scènes avec les héroïnes du film pour s’en convaincre. Du reste, lorsque Nicole se permet de ronfler pendant sa sieste, le spectateur est tenu de comprendre qu’elle est ridicule et de ressentir de la gratitude envers Gérard qui l’interrompt d’un coup de poing sur la table en criant « OH, EH, C’est un opéra ou quoi ? ».
Aaah, le plaisir des choses simples… réservé aux hommes, cela va sans dire!
Les personnages féminins, une vision très nuancée : « salopes », « connes », « connasses », « grosses pétasses », « truies », « chienne », « gueuses », « pute », « bécasse », « menteuses », « bonnes femmes » et « autre folle »
Ce florilège de qualificatifs, dans les dialogues et dans les interpellations faites aux personnages féminins, est systématique et sans appel. A tel point que le script dépasse la dualité réductrice classiques des figures emblématiques de la « mère » et de la « putain ». Les héros nous donnent à voir qu’il n’y a que des « putains ». A l’adage « toutes des putes sauf ma mère », le film démontre que les femmes sont toutes des putes et les mères aussi. Ce regard porté par les personnages masculins sur les femmes est intéressant dans ce qu’il donne à voir de leurs représentations et plus globalement, sur le caractère normatif de cette désignation. L’attribution d’une insulte dont on comprend qu’elle constitue l’apogée de l’infamie à leurs yeux, permet de réinscrire le groupe des femmes en état de subordination. Dans un ouvrage[8] particulièrement éclairant sur cette question, l’auteure Gail Pheterson présente les concepts de « prostitution » et prostituée » comme étant « des instruments sexistes de contrôle social… ». Elle montre aussi que si l’une des fonctions politiques de l’usage de ce stigmate est « une division entre les femmes considérées comme honorables et celles qui ne sont pas considérées comme tel », celui-ci étant aussi « un moyen d’attaque tout prêt, le stigmate de la putain peut être utilisé contre n’importe quelle individue (ou groupe de femme) qui suit ou bien conteste le modèle du bon droit des hommes (…) ». Cette fonction politique de l’usage de ce stigmate se déploie dans le film de bout en bout.
Non seulement ramenée à leur état essentialisé d’êtres subordonnés se devant d’être contrôlés, le groupe des femmes est aussi dépouillé de son humanité. Explicitement traitées comme des objets tout au long du scénario, elles le sont également de manière emblématique au niveau grammatical, l’usage de pronoms habituellement attribués à des objets tel que « ça » ou « fous-y », renforçant un peu plus l’idée que nous n’avons pas vraiment affaire à des personnes, mais à des choses. Dans la même optique, les femmes du film sont, à plusieurs reprises, interpellées directement mais à la troisième personne du singulier. Gérard parlant à Louison lui dit sur un ton mièvre et directif : « Oh, mais elle va pas nous faire sa méchante, elle va trinquer avec nous, hein !».
Dans le registre de l’usage du féminin comme figure repoussoir, les personnages des producteurs de l’émission de télé, en parlant de Francis disent « elle se défendait bien l’animale ». L’usage du nom commun « animal » au féminin se caractérise par la rareté de son emploi. Parler de Francis en usant du pronom « elle » pour parler d’une animale montre l’emphase recherchée pour le féminiser dans le but de le rabaisser. Le renvoi du féminin à la nature est aussi caractéristique de la négation de l’accès des femmes à l’humanité, la culture étant une prérogative de « l’homme » lui conférant son statut d’être humain à part entière.
Hormis les insultes à caractère sexiste et putophobe assumé, la chosification des femmes, les euphémismes, onomatopées, râles et grognements, ainsi que les expressions insultantes conjuguées à des postures et des mimiques non-verbales, sont également constitutives des dialogues/échanges du film. Il faudrait sans doute un livre entier pour passer tous les détails en revue, tant cette production cinématographique est imprégnée de misogynie. A tel point, que les scènes qui en sont dépourvues peuvent se compter sur les doigts d’une main, et probablement celle de Django Reinhardt.
Nicole, incarnée par Sabine Azéma, est le rôle principal féminin. C’est une bourgeoise antipathique et autoritaire uniquement préoccupée par son bien-être matériel et par les apparences qu’elle donne, le résumé du film[9] la présente d’ailleurs comme une « emmerdeuse notoire ». Caricature hystérique, elle use de la manipulation et ment comme d’autres respirent. Nicole est la cible principale des insultes dispensées par Francis et surtout par Gérard.
Durant les quatre premières minutes du film, elle et sa fille sont conjointement traitées de « deux connes », et de « deux grosses pétasses » qui ne « peuvent pas bouger leur cul ». La seule scène où Francis se rangera à l’avis de Nicole en rétorquant à son ami : « Nicole a raison tu es vulgaire », celui-ci lui objectera : « Nicole, je lui pisse à la raie ». Mais les deux compères se réconcilieront, concluant que c’est la première fois qu’ils se disputent, étant entendu que c’est de la faute de Nicole, irréductible fauteuse de trouble.
Dolorès, rôle joué par Carmen Maura et second personnage féminin, est une figure emblématique d’abnégation et l’incarnation des « bonheurs simples ». Elle est tout d’abord présentée comme une femme très vertueuse. A la disparition de son mari, dont on apprend qu’il s’agissait d’un malfrat violent, elle a élevé seule ses deux filles. Bien que soulagée de la disparition de celui-ci, puisqu’il la traitait mal, sa dévotion maternelle la pousse à accepter la demande faite par ses filles de retrouver leur père. L’importance d’une bonne image paternelle étant sans doute crucial pour le développement des enfants, Dolorès n’a jamais évoqué ce point avec ses filles qui sont persuadées que c’était un homme bien. Dolorès est toujours souriante, elle est humble et discrète, elle n’a aucune exigence ni attente pour elle même et elle est complètement dévouée à son entourage, particulièrement aux hommes et à ses enfants. Elle est aussi très intuitive, et très empathique. C’est un maîtresse de maison serviable, compétente. Elle va même participer à l’éducation de Nicole en lui transmettant son savoir sur le nettoyage des vêtements, sur la cuisine, etc. Mais comme toutes les femmes elle ment. Ainsi, Gérard qui dans un premier temps demandait perplexe à Francis : « Où il a trouvé une perle pareille ? », s’exclamera plus loin dans le film quand on apprend toutes les subtilités autour du mari de Dolorès, : « – Ah les bonnes femmes ! Oh la pute, ah t’as le chic tout de même !».
Dolorès et ses filles sont aussi traitées ironiquement et dédaigneusement de « gueuses » par Gérard, lorsqu’il découvre qu’elles travaillent de manière autonomes comme agricultrices et éleveuses de canards, gérant elles-mêmes une entreprise familiale de foie gras.
Que cela soit dans la famille ou à l’usine, les femmes ont pris le pouvoir, et cela bien qu’elles soient présentées comme des demeurées.
Les ouvrières n’échappent pas à la règle, également lors des quatre premières minutes du scénario, on apprend qu’elles sont « des salopes » déchaînées, et une « bande de connasses ». Dès le début du film, elles sont en grève, bien qu’elles n’aient pas de revendication explicite propre. Lorsque Francis s’exclame : « Elles sont déchaînées ces salopes », Gérard lui explique : « Elles regardent trop la télé, on voit que des grèves à la télé ». Donc pas de revendication nommée, sauf quand Nicole et sa fille reprennent la direction de l’entreprise, là, les ouvrières se trouvent un registre de protestation : « les patronnes ». Et leur revendication devient « le retour du patron », donnant même naissance à une banderole, histoire de crédibiliser leur lutte, sur laquelle on peut lire : « les patronnes sont des connes ».
« Les patronnes sont des connes ».
Mais pas de souci camaradEs, tout s’arrangera avec le retour du patron!
De la vraie prose syndicale ! Et une fois de plus c’est aux femmes que l’on fait dire tout le bien qu’elles pensent de la domination masculine, porteuse supposée d’une autorité juste et bonne.
Yasmina, seule ouvrière dont on connaît le nom, est aussi la seule ouvrière racisée. Caricature de la mauvaise fille, elle fume, regarde les gens méchamment, parle comme « une racaille», etc. Elle est présentée comme « celle dont il faut se méfier car c’est la pire, en plus », en plus de quoi, on ne le saura pas. On sait par contre « qu’elle est maquée avec un délégué CGT qui lui donne des cours du soir ». Contrairement à ses collègues, Yasmina ne fait pas grève à cause de la télé, mais parce qu’elle entretient des relations sexuelles avec un homme qui lui a un engagement syndical et qui lui est français, détail connu du spectateur puisque Francis s’empresse de connaître sa nationalité.
L’idée que les femmes font comme à la télé et que leur monde intellectuel tourne autour du petit écran, incapables de prendre la moindre distance, est récurrente. Elle est notamment mise en scène lors de la diffusion de l’émission incriminant Francis. Visiblement toutes les femmes du Jura sont scotchées derrière leur écran, et de surcroît, elles forcent les hommes à regarder l’émission avec elles. Yasmina, oblige son délégué syndical à stopper leurs ébats pour regarder, une mère semi-aveugle force son fils à regarder avec elle, une ouvrière (incarnée par Yolande Moreau) frappe son fils pendant l’heure du repas car il fait du bruit et qu’elle ne peut pas voir l’émission tranquille. Bien entendu Nicole et sa fille la regarde aussi, préoccupées, elles, par leur réputation.
Lorsque les producteurs de l’émission viennent à l’usine négocier avec Francis son passage dans l’émission, les ouvrières s’agglutinent en mode groupies autour d’eux pour obtenir un autographe. Sauf Yasmina, véritable opportuniste « qui a oublié d’être con celle-là », comme Gérard nous l’apprend plus tard. En effet, après avoir snobé les producteurs ainsi que ses propres collègues, on apprend qu’elle a largué son syndicaliste et qu’elle s’est maquée avec l’un d’eux, pour partir à Paris.
Mais Yasmina a beau être une séductrice et jouer les dures à cuire, le spectateur se rend vite compte que dans le fond, elle est aussi niaise que les autres femmes, notamment lorsqu’elle se met à sangloter de manière pathétique devant son écran de télé, donnant l’occasion à son amant de l’insulter : « – T’es conne ou quoi ? Tu vas pas tomber dans cette sensiblerie bon marché ? Merde !».
De manière générale, les personnages féminins sont dépourvus de subjectivité, leurs discours n’existent que pour abonder dans le sens des hommes, et toujours pour parler d’eux. En cas d’exceptions, si elles essaient d’exposer leurs griefs et d’argumenter, leurs tentatives sont sévèrement interrompues, et de nouveau, les dialogues leur font reconnaître le bien fondé des sanctions et des rappels à l’ordre. Tout le film étant construit selon le point de vue des hommes avec pour but de les rendre légitimes, le point de vue des femmes n’est donné que pour corroborer le discours de ceux-ci. Les très rares objections émises par les femmes sont tournées au ridicule, dénigrées, réprimées par le recours à des propos injurieux ainsi que le mise en application de comportements violents. Dans tous les cas, cela aboutit au consentement des femmes elles-mêmes, qui approuvent les hommes. En plusieurs occasions, elles vont même jusqu’à remercier leurs bourreaux pour la maltraitance qu’elles subissent, dont on nous fait comprendre le bénéfice qu’elles en retirent.
Chacun sa place, et les canards seront bien gardés
Les mécanismes de réassignation des femmes à leur statut d’êtres subordonnés aux hommes sont mis en scène de manière caricaturale et approuvés par ces dernières.
Lorsque Nicole apprend que Francis accepte de répondre à l’émission de télévision, elle et sa fille sont en cure de thalassothérapie. Là, elle fait une crise d’hystérie, allant jusqu’à frapper son lit de manière simiesque, à tel point qu’elle doit se faire calmer par une douche froide. Celle-ci est dispensée par un employé du lieu, à l’aide de son gros jet, sous les yeux ébahis de sa fille. L’employé explique à cette dernière : « – C’est rien, c’est le stress qui s’évacue, ça la dégage ». Pour résumer : certes, elle crie, mais en fait ça lui fait du bien. Comme l’illustre la capture d’écran ci-dessous, la posture de l’employé, l’expression de son visage, l’orientation du jet sont très suggestives, évoquant une image à caractère pornographique.
« C’est rien, c’est le stress qui s’évacue, ça la dégage »… Rien de tel qu’un bon gros jet …
Cette scène est aussi hallucinante qu’improbable. Quel établissement admettrait qu’un employé se permette d’infliger un pareil traitement à ses clientEs, particulièrement lorsqu’il s’agit d’une clientèle nantie comme Nicole et sa fille ?
Humiliée par l’idée que son mari ait déjà une supposée famille et que toute la France le sache, Nicole accuse Francis de bigamie acceptant de retirer sa plainte si celui-ci accepte de lui céder tous ses biens, soit l’usine et la maison. Celui-ci obtempère et part dans le Gers.
S’amorce alors la deuxième partie du film, et l’on apprend que Nicole incapable de gérer l’usine, a donné rendez-vous à Gérard au restaurant, dans le but d’obtenir des informations sur Francis d’une manière sournoise. Gérard, à qui on ne la fait pas, décode tout de suite ce manège et va lui faire passer le goût de manipuler les hommes. Alors que Nicole est attablée, seule et l’air perdue dans le restaurant, Gérard qui vient de réajuster sa cravate, la surprend virilement par derrière en lui plaquant une bise sur la joue. Nicole essayant d’expliquer sa demande se prend dans la figure qu’elle a sorti « le grand jeu » sur un ton dénigrant, référence faite probablement à son décolleté et ses bijoux. Gérard prend d’entrée de jeu la conduite de la conversation et dès lors c’est Nicole qui sera tenue de répondre, bien que l’initiative du rendez-vous soit la sienne. Durant cette scène elle est humiliée et ridiculisée par plusieurs procédés. Tout d’abord son interlocuteur ne l’écoute pas, il l’interrompt systématiquement, faisant les réponses a sa place avec beaucoup de dédain. Elle est infantilisée du début à la fin. Gérard va jusqu’à refuser la commande qu’elle fait au serveur en la traitant de « grossière » et en commandant à sa place sans la consulter. Il lui coupe la parole pour lui intimer de manger avant que cela soit froid. Cette infantilisation vis-à-vis de la nourriture se retrouve plus loin dans le film. Nicole qui reprend de la viande en cours du repas est interpellée par Francis sur un ton méprisant : « – Tu bouffes de la viande toi maintenant ? ». Et c’est Gérard qui répond à sa place : « Elle mange de tout maintenant ». L’intéressée est renvoyée à un statut d’objet de discussion qui se déroule dès lors entre les deux hommes.
Au restaurant, elle pleure à chaque fois qu’elle essaie d’argumenter sa position en se faisant couper la parole et en essuyant des remarques du style : « Arrête de chialer comme un veau… !». Pendant qu’elle essuie ses larmes, le serveur, de connivence avec Gérard, lui demande en souriant : « – Alors ça vous a plu Nicole ? » Elle : « – C’était exquis». Le spectateur aura remarqué.
Elle est aussi tenue de se justifier sans pouvoir finir ses phrases. Elle est insultée, notamment avec le terme de « truie », car avec sa fille, elles n’ont pas invité Francis au mariage de cette dernière. Pourtant, son mari dénigrait ce mariage depuis le début du film manifestant ouvertement l’ennui profond que celui-ci lui inspirait. De plus le fait qu’il soit parti dans le Gers n’y change rien, Gérard ne l’entend pas ainsi, il fallait l’inviter malgré tout. Vient alors la révélation que Gérard lui soutire grâce à une tirade joliment formulée, après avoir donné fermement du poing sur la table :
« – Ça suffit ! Ma belle, pendant des années à chaque fois tu me regardais avec l’air de dire que ma bite elle a un goût, et maintenant tu t’habilles comme un sapin de Noël pour avoir des nouvelles. Mais ça marche pas alors trouve autre chose ! »
Peu de place est laissée à l’imagination pour anticiper ce que Nicole devra faire si elle persiste à vouloir obtenir du soutien. Mais avant cela, elle passe aux aveux. Elle explique que l’entreprise va très mal et que par conséquent elle réclame de l’aide masculine, étant évident que deux femmes ne pouvaient aucunement être capables d’assumer de telles responsabilités.
En sortant du restaurant Gérard la traîne par la main, refusant qu’elle aille à sa voiture, lui expliquant qu’elle la récupérera le lendemain.
Puis le scénario inflige à Nicole (et aux spectateurs) une scène de coït pédagogique, dont on comprendra plus tard toutes les vertus éducatives que cela offre aux femmes.
… L’heure de la saillie de King-Kong ? Non, non, en fait c’est elle qui « adore se faire tirer comme une chienne »
Il faut tendre l’oreille pour discerner parmi les râles et grognements du mâle en rut : « – T’adore te faire tirer comme une chienne !». Nicole qui s’est vue imposer de monter dans la voiture de Gérard, qui subit une levrette dans l’espace contigu de celle-ci, n’a pourtant pas l’air de manifester un plaisir quel qu’il soit. Cette scène s’inscrit dans le prolongement de celle de la douche au jet, renforçant l’idée que le fait de violenter les femmes est une bonne chose, à commencer pour elles-mêmes, que ça les soulagent et qu’au fond, elles adorent ça. Les deux scènes qui suivent nous montrent premièrement Nicole rentrant chez elle, débraillée et épuisée s’écroulant sur son lit, puis Gérard au volant de sa voiture chantonnant un air de de rock, heureux, soulagé et content de lui.
Retour d’une sympathique soirée passée en compagnie …
… du sosie de l’oncle « Leslie Kalkon » (film « Braindead », de Peter Jackson) !
La disparité entre les réactions des deux personnages est chargée de beaucoup de stéréotypes sexistes, mais le plus dérangeant est la violence sous-jacente qui est donnée à voir.
Tout d’abord, le consentement à l’acte sexuel de Nicole porte à caution. Tout l’échange au restaurant montre que Gérard est en position de force. Il peut obtenir ce qu’il veut, du choix de ce qu’elle va manger au moyen de transport qu’elle va utiliser.
En rentrant chez elle, bien qu’elle dise à sa fille que le rendez-vous « s’est bien, passé, je crois qu’il va nous aider », montrant que le point d’intérêt central de Nicole et de sa fille est d’obtenir l’aide de Gérard. Parce qu’en tant que femmes elles ne sont pas capables de s’en sortir sans hommes, notamment dans les affaires, et qu’en tant que femmes elles sont prêtes à tout pour avoir ce qu’elles souhaitent, à mentir, à manipuler, et à fournir des services sexuels humiliants[10]. La mise en scène de son retour chez elle, la montre comme exténuée moralement et physiquement. Le rapport sexuel qu’elle a subi explicite bien son rôle complètement passif durant celui-ci, mais cette mise en scène vient renforcer l’idée d’un exploit masculin. Bien que n’ayant rien fait d’autre que d’utiliser son corps à des fins de satisfactions personnelles, les prouesses d’un mâle sont susceptibles d’exténuer les femmes par leur prétendue « puissance ». C’est une manière d’euphémiser le fait que Gérard « l’a bien baisée », d’une part il s’est soulagé, et d’autre part il l’a remise à sa place. D’ailleurs, la scène qui suit le montre guilleret au volant de sa voiture. On observe qu’il est bien loin d’éprouver de la fatigue, alors qu’il était complètement actif pendant le coït. La comparaison entre les deux scènes, montre aussi qu’elle est dans une inexorable immobilité, réductible à ses possibilités d’action, c’est à dire l’attente d’une action masculine. Lui est dans le mouvement, dispose de son corps et de celui des femmes. Il suit son propre chemin, prêt pour de nouvelles aventures.
La négociation de sa sexualité contre une protection est renouvelée plus loin dans le film. N’arrivant pas à joindre Gérard au sujet de Francis, elle va le voir à son garage. Il lui apprend que s’il ne lui répond pas c’est « parce que ça l’emmerde », et que ce n’est pas parce qu’ils « se sont secoués dans la bagnole que ça doit changer quelque chose ». Nicole lui explique qu’elle ne vient pas pour ça, ce que l’on comprend aisément, mais pour savoir si Francis compte revenir. Gérard se moque d’elle en lui expliquant que non. Puis, changeant soudainement d’avis sur ses intentions envers elle, il lui propose d’un ton mielleux : «alors, on se voit ce soir ? ». Ainsi démarre entre eux une relation. Gérard, qui ne cesse de l’humilier, de lui donner des ordres, de l’insulter, va la ramener dans le droit chemin par ces procédés.
Lorsqu’il est interrogé par Francis sur les changements positifs dans le comportement de Nicole, Gérard lui répond : « Elle a beaucoup progressé, mais y’a encore du boulot. Euh, il faut dire que pendant ton absence j’ai … (il mime de manière suggestive l’acte sexuel), … et ça lui a bien dégagé les écoutilles ! ». Francis qui n’y trouve aucun inconvénient, n’y voit d’ailleurs « que des avantages ». Le spectateur comprendra aisément, puisque lors des scènes précédentes, Nicole qui sort de la cuisine avec une claque sur les fesses administrée par Gérard, arrive, visiblement heureuse de cette attention, dans le salon avec deux verres de vin à la main. Gérard qui la suit de prêt, lui ordonne : «- EH, OH, faut pas rester là à bailler aux corneilles ! Va surveiller la fricassée, pendant que je me bois tranquillement un petit godet avec mon pote ! – Je vous laisse, je vous laisse », répond Nicole confuse et s’exécutant docilement. Sur les mêmes injonctions, elle obtempérera plus loin dans le film au service du café et au « va me faire couler un bain ». L’éducation masculine a porté ses fruits : elle est devenue une brave femme et en plus elle est heureuse de sa nouvelle condition.
L’assignation à des rôles genrés passe aussi dans le scénario par le recours à la naturalisation de ceux-ci.
Les mécanismes de réassignations des femmes s’articulent de manière étroite avec la quête du bonheur des protagonistes masculins, un bonheur qui se trouve comme le titre du film l’annonce, « dans le pré ». Une opposition se démarque également entre deux concepts, d’un côté celui de la « ville », illustration de la modernité, et de l’autre, celui de la « campagne » présentée en image d’Épinal. Cette « campagne » dotée d’un lien implicite avec la « nature » est aussi chargée d’une dimension traditionnelle à laquelle il est facile d’associer le patriarcat. Cette habile équation entre « campagne-nature-tradition patriarcale » permet de déployer une essentialisation des rapports de pouvoir, pourtant socialement construits, un moyen efficace, s’il en est, de les faire passer pour légitimes puisqu’ils se supposent « naturels ».
Les hommes du film, et surtout Francis, sont les victimes de la modernité tandis que les femmes en sont aliénées. Certes, les hommes, attachés à la tradition, consomment par exemple des plats du terroir au restaurant « le Bon Laboureur », à la fois leur lieu de prédilection et leur refuge, où ils peuvent ripailler tranquilles en médisant sur les femmes. Mais ces moments de répit sont une bien maigre consolation en comparaison des oppressions auxquelles ils sont confrontés quotidiennement. La consommation de mets carnés semble représenter un enjeu dans leur rapport au monde, ceux-ci bénéficiant d’une forme indéniable de plus-value dans leurs discours. Nicole « la grossière », méchante citadine va aussi devoir comprendre que c’est mal-élevé de ne pas en manger, et Gérard va lui apprendre à délaisser l’eau minérale pour lui préférer la blanquette et le rôti. Dans cette infantilisation des femmes autour de la nourriture, les hommes se réaffirment en pourvoyeur de ressources consommables dûment assimilables aux espaces extérieurs, que les femmes cuisinent dans l’enceinte close de la maison, au foyer.
En s’exilant à la campagne, les hommes sont plus proches de la « vraie vie », ils peuvent se ressourcer et réinstaurer des rapports « naturels » avec les femmes. En abandonnant provisoirement les territoires citadins perdus, Francis offre à ses instincts réprimés de mâle la possibilité de s’exprimer. Fort de cette conquête symbolique, il peut alors effectuer son « come back » viril, auprès de sa femme, de sa fille et de ses ouvrières et reprendre la place qui lui avait été indûment prise.
Si « le bonheur est dans le pré », c’est bien parce que dans le pré, et donc dans la nature, est inscrite la Vraie Nature des rapports entre les hommes et les femmes : le bon vieux patriarcat.
Éloge de la violence envers les femmes : des bienfaits de la « bonne torgniole» à « la bonne trempe »
C’est un point crucial du film. Il est même central dans la réappropriation du champ viril, en permettant de conjurer la présence présentée systématiquement comme essentiellement délétère des femmes. Étant fourbes, manipulatrices et menteuses, elles doivent être cadrées. La morale du film montre que lorsque ce cadrage n’a pas lieu, la situation dégénère. C’est la leçon que Francis apprend dans son parcours initiatique. Dans la première partie du film, Gérard se disputant avec Francis lui dit : « – … tout ça c’est de ta faute, si tu lui avais mis une bonne torgniole de temps en temps, on en serait pas là. – Bah oui je sais, seulement moi je bats pas les femmes. » Mielleux et l’imitant Gérard reprend : « – Mmmh, je bats pas les femmes. Mais tu leurs fais quoi aux femmes ? », sous-entendant qu’il ne les frappe pas et qu’il ne les baise pas non plus. A ce stade Francis sait que c’est ce qu’il faut faire. Il est déjà convaincu. C’est uniquement par un principe de l’ordre du politiquement correct qu’il ne les « bat pas ». Dans la deuxième partie, Gérard revient à la charge en lui disant, à propos de l’intrigue entourant la disparition du mari de Dolorès : « – Cuisine-là un peu. Ah non, c’est pas assez, fous-y une bonne trempe. ». Là, Francis ne rétorque rien, il a bien compris la leçon avec Nicole. Il a vu s’opérer les changements bénéfiques de celle-ci grâce aux méthodes de Gérard. Il s’exécute donc et gifle Dolorès violemment. Grâce à cela, elle collaborera plus efficacement.
Comme pour tous les autres types de violences, elles sont présentées comme acceptables et utiles, les actrices verbalisant l’approbation qu’elles en ont. Ainsi Dolorès remercie Francis car tout cela a permis de « crever l’abcès ». Si l’usage de la violence est nécessaire pour les hommes, on comprend qu’elle l’est aussi pour les femmes, pour les protéger d’elles-mêmes de leur mauvaise « nature ».
… conclusion
Concernant la question de « la violence à l’égard des femmes », plusieurs points, extraits des recommandations du programme d’action de la conférence de Beijing, s’avèrent éclairants. Le point 118 souligne le fait que :
« La violence à l’égard des femmes traduit des rapports de force historiques qui ont abouti à la domination des femmes par les hommes et à la discrimination (…). La violence à l’égard des femmes de tous âges découle essentiellement de comportements culturels (…). Les images de violences véhiculées par les médias (…), contribuent à généraliser ces formes de violence et ont un effet déplorable sur le public en général (…). »
La mise en scène générale du film « le bonheur est dans le pré » reflète explicitement ces rapports de force et s’inscrit dans la domination du groupe des femmes par le groupe des hommes. De même la dimension culturelle de ces prises de pouvoir se déploie de bout en bout. Les images de violences matérielles et symboliques, présentées sous forme de comédie, sans pour autant être du deuxième degré, forcent le spectateur à rentrer dans un registre d’humour qui le place inéluctablement dans la posture du dominant avec son regard spécifique porté sur le monde. Ainsi, il est de gré ou de force contraint d’observer une mise en scène des rapports sociaux selon un point de vue donné, dont le caractère normatif est éminent.
Le point 118, en nommant l’ancrage historique des rapports de force entre le groupe des hommes et celui des femmes, permet de faire un lien avec la dimension contextuelle de la production d’une œuvre artistique. De même la mise en scène des rapports entre les hommes et les femmes dans le film n’est pas neutre, elle traduit au contraire une vision orientée et partie prenante de ceux-ci. Cet extrait met en lumière, qu’au-delà du contexte pré-existant qui la produit, une œuvre a des effets, l’apologie de la violence en faisant partie. Et au-delà de cette apologie et du regard normatif plébiscités par le film, la réception générale de celui-ci est également éclairante. En effet, d’une part l’engouement du public, les récompenses octroyées par le milieu du cinéma et donc la reconnaissance par les pairs, et d’autre part le silence généralisé de la part des critiques quant à la dimension misogyne du film, montrent à quel point la question des violences faites à l’encontre des femmes et la domination masculine sont intériorisées et normalisées dans les représentations sociales. Elles sont invisibilisées. Ce mécanisme fait partie de la violence symbolique qui amène le groupe dominé à adopter le point de vue des dominants. Ainsi, l’exemple de la « quête du bonheur » d’individus hommes, pourtant assise sur la participation subalterne et nécessaire des femmes, se constitue en « quête du bonheur » générique, applicable à l’humanité. Leur accès au bonheur induit une mise à disposition physique et psychique des femmes sans laquelle celui-ci ne peut être atteint. Cet accès au bonheur, présenté comme valable pour l’être humain, renforce la posture du groupe des femmes qui pour y accéder également est irrémédiablement relégué à son statut de dominé. Moralité de l’affaire : le bonheur de femmes, c’est le bonheur des hommes.
Pourtant cette moralité n’est pas irréductible. Des mesures ont été proposées et devraient pouvoir être prises en compte, les points 125 j) et 126 b) des recommandations soulignant dans cette optique l’importance de :
« Sensibiliser les médias à la responsabilité qu’ils ont de promouvoir des images non stéréotypées des hommes et des femmes, ainsi que d’éliminer les présentations qui engendre de la violence, et encourager les responsables du contenu des médias à établir des règles de déontologie et des codes de conduite ; faire comprendre l’importance du rôle qui incombe aux médias d’informer, d’éduquer et de stimuler le débat public sur les causes et les effets de la violence à l’égard des femmes ».
« Concevoir des programmes et mettre en place des procédures visant à éduquer et sensibiliser le public au sujet des actes de violence à l’égard des femmes qui constituent un crime et une violation des droits fondamentaux des femmes ».
La notion de « l’élimination des présentations qui engendrent de la violence » touche à des questions de censure qui dépassent de loin le cadre de la présente analyse, et dont la pertinence mérite d’être débattue. Il est cependant manifeste que rien du contexte critique ou de diffusion de ce film, ni le film en lui-même ne s’inscrivent dans les recommandations ci-dessus, bien au contraire.
Pourtant, une telle œuvre donne à voir que la violence faite contre les femmes n’est pas une fatalité mais procède de rapports de force et reste une production directe des rapports sociaux de sexes. Bien qu’il existe des objectifs et des propositions concrètes quant à l’élimination de ces violences, les résistances sont puissantes au sein d’une société traversée par la domination masculine dans sa dimension systémique et reflètent ces tensions.
Car, au final, que reste-t-il d’un film annoncé comme « fable bucolique », sinon une vision phallocrate, misogyne, bourgeoise et raciste ? Une production artistique traduisant le regard de l’homme blanc aisé sur un monde qu’il domine, qu’il souhaite garder à son service pour sa seule satisfaction et le maintien de ses privilèges.
Bravo Francis, te voilà enfin émancipé de la domination féminine!
Tu vois mon pote, le retour aux sources c’est ça… la campagne, la nature, et surtout la vrai nature des rapports avec les femmes, dans la bonne vieille tradition patriarcale. ‘Faut quand même avouer que quelques taloches c’est pas cher payé !
The Streum
Bibliographie :
Ouvrages :
Delphy, C. (2001). L’ennemi principal. Tome 1 & 2. Paris : Syllepse
Pheterson, G. (2001). Le prisme de la prostitution. Paris : L’Harmattan
Romito, P. (2006). Un silence de mortes. La violence masculine occultée. Paris : Syllepse
Tabet, P. (2004). La grande arnaque. Sexualités des femmes et échange économico-sexuel. Paris : L’Harmattan
Ouvrage collectif :
Collectif « Stop masculinisme ». (2012). Contre le masculinisme. Petit guide d’autodéfense intellectuelle.
Documents électroniques :
http://www.un.org/womenwatch/daw/beijing/pdf/Beijing%20full%20report%20F.pdf
http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_bonheur_est_dans_le_pr%C3%A9
http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tienne_Chatiliez
http://www.imdb.com/title/tt0112556/combined
http://lgbti.un-e.org/spip.php?article163
Annexe :
Jaquette du DVD avec le résumé du film :
[6] Sur la question du masculinisme voir notamment la brochure «Contre le masculinisme. Petit guide d’autodéfense intellectuelle », 2012, du collectif « Stop masculinisme », disponible en ligne sur http://lgbti.un-e.org/spip.php?article163
[7] Sur l’analyse du travail domestique comme base matérielle de l’oppression des femmes, voir Christine Delphy, « L’ennemi Principal », 2001, tome 1 et 2 aux éditions Syllepse.
[8] Gail Pheterson, « Le Prisme de la prostitution », 2001, p.16-17
[9] Cf. la jaquette du DVD en annexe.
[10] Sur la question des échanges économico-sexuels entre hommes et femmes, voir Paola Tabet « La grande arnaque », 2004.
Autres articles en lien :
- Astérix et Obélix, Au service de sa Majesté (2012) : Virilix et Misogynix sont sur un bateau…
- Jack Reacher (2012) : plus phallocrate que moi, tu meurs
- La Chasse (2012) : Chasse à l’homme
Merci pour cette analyse que je trouve vraiment super sur tous les points!
Je me posais juste une question, pour la scène de « sexe » entre Gérard et Nicole, la façon dont tu la décris me fait plus penser à une scène de viol non? C’est juste que tu n’utilises pas le mot il me semble…
Après j’ai pas vu le film (et je ne risque pas de me précipiter pour le voir après avoir lu ton article 😉 )
Merci également pour les références sur la conférence de Beijing, c’est super intéressant et je ne connaissais pas du tout. Je trouve ça super de (quasiment) commencer et finir là-dessus, parce que je trouve que ça illustre à merveille le fait que ce genre de film participe activement aux violences faites aux femmes, en les banalisant et les glorifiant.
La question de la censure me semble réelle, mais souvent mal posée. J’ai l’impression que très peu de gens se poserait la question de savoir s’il faut éliminer les représentations qui engendrent de la violence envers les personnes noires.
D’ailleurs, si ils avaient fait le même film mais où tous les personnages féminins étaient des personnages noirs, le film aurait fait un scandale absolu (du moins je l’espère), et n’aurait pas été porté aux nues comme ça a été le cas.
Mais dès qu’il s’agit de questionner des représentations qui banalisent et même glorifient les violences faites aux femmes, il y a déjà plus de gens (et notamment des hommes) pour crier à la censure et se poser en victimes des méchantes féministes-staliniennes qui veulent contrôler ce qu’on regarde.
Bon, j’arrête de m’emballer, merci encore! 🙂
Bonjour, tout d’abord merci beaucoup pour ton retour sur l’article, ça touche à 3 point importants je crois. Je vais essayer de développer.
Par rapport au point sur la « scène de sexe » entre Nicole et Gérard, j’avoue que la question du viol vs pas viol m’a pris la tête un bon moment et j’ai pas de réponse définitive. J’ai finalement fait le choix de ne pas parler de viol puisque il n’y a pas d’élément probant qui me permette d’affirmer que Nicole n’est pas consentante. Lorsqu’elle rentre chez elle, elle dit à sa fille que le rdv, s’est « bien passé » parce qu’elle pense « qu’il va les aider ». Le film se plaçant uniquement du point de vue des protagonistes masculins fait l’impasse sur les intentions de Nicole quant à l’usage de sa séduction et de sa sexualité. Si Nicole était disposée le cas échéant à en faire usage dans le but d’obtenir quelque chose, cela s’inscrit pour moi plus dans un processus d’échanges économico-sexuels (évidemment fortement imprégnés des rapports inégalitaires et de domination entre les hommes et les femmes) mais pas d’un viol. Je pense néanmoins que le flou autour des intentions de Nicole participe largement à la misogynie du film. Cela permet premièrement de renforcer les messages putophobes du scénario, par l’usage du stigmate de la « putain », et Nicole est présentée comme étant la « salope » par excellence qui s’abaisse à toutes la bassesses, et le spectateur est tenu de comprendre que c’est très très mal de faire ça. Une femme « bien » doit avoir des relations sexuelles par amour dans le cadre d’une relation hétérosexuelle incarnée par le sacro-saint couple (hétéro, lui aussi). Deuxièmement, la passivité des femmes quant à leur sexualité a aussi la fonction de les constituer en objets disponibles pour la sexualité des hommes.
Au final, je ne voulais pas extrapoler et rentrer dans un procès d’intention sur cette question. Ce dont je suis sûre est qu’une véritable apologie de la violence (dont les violences sexuelles) est à l’œuvre, parce que là y’a beaucoup d’éléments qui permettent de l’affirmer. Dans ce sens, même si j’ai des réserves (et non une posture définitive) sur l’emploi du mot viol concernant cette scène, je suis en revanche convaincue que celle-ci et le film s’inscrivent largement dans la culture du viol.
La question du consentement de Nicole est aussi importante pour moi, dans ma volonté d’en faire une lecture féministe. C’est à dire que je ne voulais pas retirer, à priori, toute agentivité au personnage de Nicole pour décider à sa place et extrapoler sur ses intentions relatives quant à la possible négociation de sa sexualité. Cela serait, je pense, une forme de violence supplémentaire.
Après, je pense aussi qu’une lecture différente est possible, et si jamais ça motive quelqu’un de partager son interprétation la scène du resto est à 43min26 du film, et la scène de sexe à 47min10.
Sur le point concernant l’élimination des représentations de la violence, j’ai préféré souligner le fait que cela méritait d’être débattu pour ne pas laisser entendre qu’il suffirait d’interdire ce type de film pour en finir avec la violence. Je pense que le problème est en effet beaucoup plus complexe que ça.
Je ne suis pas sûre de comprendre ce que tu entends quand tu dis que la « question de la censure te semble réelle, mais souvent mal posée » ? Tu veux dire quand il s’agit de sexisme mais pas en ce qui concerne le racisme, c’est ça ? Qu’est ce que tu entends par réelle ?
Après, perso, je ne suis pas du tout convaincue que la question des représentations de violence envers les personnes racisées fasse l’unanimité, la preuve étant à mon sens la quantité de représentations stigmatisantes envers ces personnes, au cinéma comme dans les autres médias. Je prends pour exemple le traitement fait à l’affaire de Nafissatou Diallo qui a été attaquée dans les médias en tant que femme, mais aussi en tant que personne racisée. Et il existe au cinéma pléthore de productions véhiculant des stéréotypes qui participent au racisme dans sa dimension systémique, engendrant et reproduisant par-là même de la violence envers certains groupes.
Je crois de la même manière qu’en ce qui concerne les violences faites aux femmes (et c’est valable pour le racisme), le problème est surtout que celui-ci soit invisibilisé, soit parce qu’il est nié, mais aussi parce il n’y a pas de conscience de son existence dans les représentations dominantes et normatives.
Par exemple j’ai l’impression que si l’éloge de la violence passe bien dans « le bonheur est dans le pré », c’est aussi parce qu’on la culturalise chez des personnages masculins beaufs et provinciaux. Il n’est pas certain qu’un scénario mettant en scène des universitaires parisiens aurait obtenu le même succès, et là, peut-être que la violence aurait été nommée (c’est une hypothèse, bien sûr). Je pense qu’un scénario culturalisant la violence, par exemple chez des populations immigrées à l’encontre de « leurs » femmes serait sûrement et malheureusement passé comme une lettre à la poste. Renvoyer la violence faites aux femmes chez les « autres », que ce soit pour des raisons de classes sociales ou de « race », est un procédé scandaleux répandu, et très communément utilisé (et admis dans les représentations dominantes).
Après, je suis d’accord avec toi sur le fait que de questionner les représentations sexistes génère souvent une indignation sélective, certains criant à la censure, ce qui leur permet de délégitimer les questions soulevées. Néanmoins les questions de censure et de liberté d’expression ne peuvent pas être évacuées malgré l’instrumentalisation dont elles sont souvent l’objet. C’est pour cela que je ne voulais pas dans la conclusion donner l’impression de trancher rapidement sur ce point important.
En tout cas, merci beaucoup pour tes remarques. J’espère que j’ai été claire avec les points ci-dessus.
Coucou,
Merci de ta réponse, et désolé d’avoir pris aussi longtemps pour répondre!
Pour le premier point, je n’ai pas vu le film, du coup je ne peux pas me formuler une opinion sur le personnage en question ni ses intentions (probables ou supposées). Je comprends ce que tu veux dire sur faire une lecture féministe du film. Je supputerai qu’il y a ptet des conclusions à tirer au niveau de l’encodage du film et des intentions derrière, et j’ai du mal à voir (vu le portrait que tu dresses du film) comment les intentions derrière le personnage en question ont pu être féministe, mais cela ne remet absolument pas en cause ton interprétation, ni je pense la justesse de tes propos concernant le personnage.
Pour le deuxième point, celui de la censure.
Je pense oui qu’il y a un travail de fond un peu plus poussée dans notre société sur le racisme, et donc sur les représentations racistes, où qui banaliseraient de la violence raciste.
Je suis entièrement d’accord avec toi, ce n’est pas un travail fini, loiiiiiiiin de là, mais j’ai l’impression que ça fait un peu plus « tilt » dans la tête des gens quand tu fais des parallèles entre racisme et sexisme parce que illes comprennent un peu plus spontanément pourquoi le racisme ça craint et comment la mécanique marche.
Je suis entièrement d’accord avec toi lorsque tu dis « Renvoyer la violence faites aux femmes chez les « autres », que ce soit pour des raisons de classes sociales ou de « race », est un procédé scandaleux répandu, et très communément utilisé (et admis dans les représentations dominantes). », je ne cherchais certainement pas à dire que nous ne vivons pas avec un racisme structurel.
Ce que je voulais dire, c’est qu’on le veuille ou pas, nous vivons dans une société où la censure s’opère. Souvent c’est de l’auto-censure, et je pense que c’est une très bonne chose. Je pratique souvent l’auto-censure sur moi-même, et je trouve que cela a des conséquences extrêmement positives, sur moi-même et sur ma capacité à dialoguer, à écouter et donc à comprendre mon entourage.*
Également, la censure est inscrite dans les lois, dans le sens où la liberté d’expression est limitée (en théorie) par le fait de blesser une autre personne dans son intégrité. Donc la loi française puni (en théorie) les insultes racistes, sexistes, homophobes…
Si on prend l’exemple des caricatures de Mahomet, une grosse partie du discours dominant agitait le drapeau contre la censure pour justifier le fait de publier des caricatures qui n’avaient a priori vocation a rien d’autre qu’insulter. La justification était « on a pas envie de vivre avec l’auto-censure, donc on les a publier ».
Cela me semble être la plus grosse connerie du siècle. Si t’as pas envie de vivre avec l’auto-censure, c’est simple, ne vit plus en société avec des êtres humains différent-e-s de soi. Parce qu’à partir du moment où on vit en société avec des gens différents, qui ont d’autres modes de vie, d’autres croyances, d’autres intérêts, il me semble évident, et souhaitable qu’il va falloir les accommoder, vivre avec, apprendre à les respecter, et donc à certains moments taire des trucs.
C’est d’ailleurs quelque chose que j’ai pu voir explicitement à l’œuvre dans les mouvements sociaux qui rassemble des personnes et des groupes très divers et variés. Chaque personne et groupe va taire certaines revendications parce que ce n’est pas le lieu d’en parler, parce que là on est là pour faire des trucs ensembles, donc trouver un juste milieu.
Alors pour moi, le truc des caricatures de Mahomet c’était les dominant-e-s qui disaient « Non mais ici c’est chez NOUS, c’est NOS règles, NOTRE liberté d’expression, et si on veut insulter et stigmatiser une population déjà stigmatisée, ya pas de soucis paske ici c’est CHEZ NOUS ».
Du coup on a beaucoup entendu parler de liberté d’expression et de Voltaire (même si la citation en question lui a été attribuée à tord, mais on s’en fout à la rigueur) et patati patata, des choses très nobles et avec lesquelles je suis d’accord dans l’absolu. Mais a aucun moment les dominant-e-s se sont posés la question de savoir de quelle liberté d’expression on parlait, c’est à dire de la liberté d’expression de qui.
Illes se sont contenté-e-s de parler du « droit de se moquer », le « droit de rire », mais jamais de comment concrètement ce droit n’appartenait que réellement à certaines personnes, et les autres ont juste de le droit d’être la cible des moqueries et du rire.
Je parle de cet exemple dans les grandes lignes, pas dans l’instrumentalisation qui a pu avoir lieu d’un côté comme de l’autre, et que je maitrise assez peu.
Ça peut sembler comme une digression, mais j’ai l’impression que cela rejoint la question de la censure ici, parce qu’il me semble que ça pose les mêmes questions. Je ne dis pas qu’il faut censurer ce genre de truc, je pense juste que les termes mêmes de quand et comment on parle de censure me semble hautement politique, et sujet à caution. Et donc une critique du terme même de « censure » me semble approprié, tellement son utilisation et donc son sens change en fonction de qui, et dans quel contexte, s’en sert.
Je n’ai pas, comme toi, de réponses rapides et transcendantales à ces questions, je pense que c’est du cas par cas, en fonction des situations et réalités matérielles et politiques auxquelles on a affaire.
C’est ça que je voulais dire par « réelle », c’est à dire que je pense que la question doit rester, car elle est très importante dans n’importe quelle société. Mais je pense que de fait, dans notre société, certaines personnes (certaines classes mêmes) ont un accès très privilégié aux moyens de communications, de productions et de diffusions de représentations, et du coup j’appellerais AUSSI ça de la censure, juste une censure structurelle, « douce », et non pas étatique ou qui viendrait d’une puissance co-ercitive.
Chépa si c’est méga clair tout ça, c’est de toute façon des questions que je me pose sans vraiment avoir d’avis tranché ou méga-limpide dessus 🙂
*Juste, ici lorsque je dis « auto-censure », je parle de choses qui me viennent SPONTANÉMENT du fait d’avoir été élevée en tant que dominant (sur quasiment tous les points de vue), et que donc je me rends compte de leur non-pertinence et leur illégitimité.
Je pense notamment à la première fois où je me suis pointé dans une association féministe (mixte donc), et j’ai tout de suite SPONTANÉMENT voulu parler, prendre la parole, critiquer, m’imposer…c’est à dire agir en dominant. Mais j’avais suffisamment eu de conversations avec des copines féministes avant ça pour me rendre compte que ça aurait été complètement débile et illégitime de faire ça, et en contradiction avec les valeurs qui me tenaient à cœur.
J’ai l’impression que c’est ça que je veux dire ici par auto-censure. C’est reconnaître que nos VALEURS sont souvent en contradiction avec nos COMPORTEMENTS SPONTANÉS (spontanés mais appris, et même travaillés, bien entendu), et que l’auto-censure est une très bonne chose dans ces cas-là.
En tout cas moi ça m’a permis de fermer ma gueule et d’écouter des personnes dominées, et d’apprendre plein de trucs (notamment à commencer à réfléchir sur mon statut de dominant et comment mes comportements peuvent être oppressants pour les autres)
Coucou,
J’ai regardé la scène dans le restaurant et puis dans la voiture, et, horrifié, j’ai regardé le reste du film, tellement je n’en croyais pas mes yeux (pourtant la lecture de ton article m’avait préparé au pire).
En ce qui concerne la scène en question, je vois ce que tu veux dire, et je pense que je suis d’accord avec tout ce que tu dis dessus.
Difficile en effet de parler de viol sans enlever à Nicole toute capacité décisionnelle sur sa sexualité, et vu que le film est déjà d’une violence épouvantable à son égard, ça serait rajouter une couche de violence supplémentaire.
Après, j’ai l’impression que ya un truc avec l’alcool, Gérard dit au serveur de servir à boire à Nicole, qui essaye de refuser. Ensuite, après les insultes et les humiliations, elle à l’air plus que désorientée en sortant du restaurant.
Mais bon, comme tu dis, c’est ptet plus une apologie de la culture du viol et des violences faites vers les femmes de manière générale qu’une scène de viol décomplexée, car je trouve que ton interprétation de ces deux scènes se tient largement, et le fait qu’après elle dit « je pense que ça s’est bien passé et qu’il va nous aider » tend vers cette interprétation.
En tout cas j’ai rarement vu un film comme ça, ça fait sacrément froid dans le dos…
Du coup merci encore une fois pour l’analyse, s’infliger un film comme ça plus d’une fois, ou en tout cas suffisamment de fois pour l’analyser avec autant de justesse n’a pas du être facile!
« Merci pour cette analyse que je trouve vraiment super sur tous les points! »
« Après j’ai pas vu le film (et je ne risque pas de me précipiter pour le voir après avoir lu ton article 😉 ) »
[…] Cette scène ne se limite pas à présenter la femme comme un corps désirable dont le héros doit se détourner pour pouvoir retrouver le contrôle de sa vie. Elle met également en garde contre les dangers d’une sexualité dans laquelle les femmes auraient trop de pouvoir. En effet, c’est Vika clairement qui prend l’initiative ici, en attirant Jack dehors, puis en le faisant tomber dans la piscine. L’homme n’est donc pas seulement dominé dans son boulot et dans son foyer, mais aussi dans son lit. Cette représentation de la sexualité féminine active comme menaçante s’intègre ainsi parfaitement dans tout ce dispositif masculiniste mobilisé par le film, pour lequel l’homme doit fuir les femmes et le foyer pour retrouver le contact avec son « essence masculine brimée » dans un univers plus proche de « la nature ». Il suffit de repenser à la fin des Valseuses de Bertrand Blier (ce docteur es misogynie) pour voir à quel point ce thème est un classique du discours masculiniste. Heureux de se retrouver entre eux et loin des femmes, les deux héros incarnés par Depardieu et Dewaere déclaraient en effet à la fin du film : « On est pas bien ? Paisibles, à la fraîche, décontractés du gland. On bandera quand on aura envie de bander »[11]… Comme on l’a vu, Jack Harper aurait lui aussi bien envie de pouvoir se reposer paisiblement à la fraîche au bord de l’eau, et de bander uniquement quand il a envie de bander. Pour lui aussi, Le bonheur est dans le pré… […]
Il y a plus de vingt ans maintenant, j’ai été profondément atteint par la violence envers les femmes que l’on retrouvait dans ce film. Je suis contente de voir que ma pensée était belle et bien fondée. Ce film devrait être dans une catégorie comédie et devrait être banni. C’est épouvantable, nous étions deux à réagir dans la salle lors de l’agression d’une femme dans une voiture. Je vois maintenant que c’est bel et bien moi qui avait compris.