Batman, le chevalier de l’ordre juste (I)
4 août 2013 | Posté par Thomas J sous Cinéma, Tous les articles |
Les trois derniers films ayant pour héros le personnage de Batman ont été réalisés par Christopher Nolan : Batman Begins en 2005, The Dark Knight en 2008, et The Dark Knight Rises en 2012.
Je signale avant d’entrer dans le vif de la chauve-souris que Julie G. a pris l’heureuse initiative de rédiger un article super portant sur le sexisme dans Batman, cela me permet donc paresseusement de ne presque pas en parler ici ! Voir son article ici.
Pour les personnes qui liraient l’article sans être batmanophiles et ne seraient pas encore au fait de l’intrigue de la trilogie, on peut résumer celle-ci de façon simple.
Dans un monde menaçant où la populace béate oscille entre le crime et le désespoir, un homme que tout le monde attendait fait face : Batman. Son combat est difficile, il a quelquefois des doutes, les gens doutent parfois de la légitimité de ses actions, et il arrive même qu’il ait l’air d’être une vraie ordure. Mais nous, spectatrices et spectateurs, nous voyons bien en définitive que ce Batman est un chef d’œuvre d’abnégation et qu’il ne pense qu’au bien des gens (même si ces dernier-e-s, un peu têtu-e-s, ne s’en rendent pas forcément compte tout de suite). Et finalement, après des péripéties haletantes et quelques inquiétudes, tout le monde se rend compte que face aux méchants incroyablement méchants et démoniaques qui menaçaient notre sécurité, Batman représentait quand même le meilleur rempart de l’ordre dans la ville, et qu’illes avaient bien de la chance de l’avoir.
Ce résumé volontairement caricatural expose assez bien, à mon avis, les raisons qui font que la trilogie Batman est à mes yeux politiquement conservatrice.
Pour synthétiser à grands traits ce qui me semble être la tonalité politique de ces films, Batman ne triomphe pas d’emblée, il ne désintègre pas immédiatement ses ennemis de façon implacable sous prétexte qu’il dispose des « vraies valeurs », et les actions plus que douteuses qu’il est régulièrement amené à effectuer ne sont pas posées de façon éclatante comme absolument incontestables sous prétexte qu’il serait le héros.
Par ailleurs, les adversaires de taille auxquels Batman est opposé sont censés mettre à mal la confiance qu’il peut avoir dans les idéaux pour lesquels il se bat. Mais au final, après de rudes combats et une poignée de doutes et d’interrogations, Batman finit par triompher, et ses actions finissent par être perçues (par lui-même comme par les autres protagonistes du film) comme correspondant à ce qu’il était nécessaire de faire.
Ainsi, à mon avis, Batman n’est pas présenté comme le garant d’un ordre immuable de la société qui s’imposerait sans effort de lui-même et les actions qu’il effectue ne sont pas représentées d’emblée comme intrinsèquement légitimes. Cependant il reste tout de même le protecteur d’un ordre social dont tout le monde est obligé de se contenter malgré ses défauts, et les actions que Batman effectue pour le conserver sont en fin de compte perçues comme « ce qu’il y avait à faire » de toute façon.
C’est ce conservatisme en apparence « modéré » (en tout cas, « modéré » par rapport à ce que l’on aurait peut-être pu attendre d’un film d’action mettant en scène un super-héros américain) qui me semble rendre compte du fait que les trois films, et en particulier le troisième opus, aient pu être interprétés politiquement de façon si diverse, et que des critiques de cinéma, ainsi que très certainement beaucoup de spectatrices et spectateurs, ont pu se montrer dubitatifs sur le caractère conservateur de la trilogie. En effet, les interrogations soulevées durant les films au sujet de la légitimité de Batman, le fait que certains personnages émettent des doutes sur ses actions à divers moments, ou encore le fait que les méchants parviennent à rivaliser avec le héros (du moins en termes de charisme) peuvent être perçues comme des pistes laissées par le film permettant de ne pas l’interpréter comme politiquement conservateur.
C. Nolan semble conscient de ce fait, car il insiste sur ce point lorsqu’on lui demande de s’expliquer sur le caractère politique ou non de la trilogie qu’il a réalisé : en gros, d’après lui, la subtilité de son oeuvre la place d’emblée hors du spectre politique, la meilleure preuve de ceci étant la pluralité des interprétations politiques dont elle a fait l’objet1…
Je ne nie pas qu’il soit possible de ne pas vraiment considérer la trilogie Batman comme conservatrice, et j’ai discuté avant de rédiger cet article avec des ami-e-s qui, elleux, ont politiquement adoré certains opus de Batman (comme le troisième) alors même que ces personnes sont idéologiquement à l’opposé de ce qui me paraît être son sous-texte politique.
Cela dit, en ce qui me concerne, j’estime que l’on ne peut relativiser le propos conservateur de ces trois Batman qu’en portant une attention particulièrement charitable aux quelques (infimes) nuances disséminées ici et là dans les films. Et j’estime aussi que le caractère en apparence « modéré » du discours politique sous-jacent à la trilogie de C. Nolan ne retire rien à son caractère éminemment « conservateur ».
C’est donc une lecture ostensiblement non charitable de ces trois films que je vous propose dans cet article, et si elle n’est pas la seule possible, je vais toutefois essayer de montrer la solidité de cette interprétation, et les éléments divers qui me paraissent l’appuyer.
Je vais procéder en deux temps.
→ Dans ce premier article, et après avoir brièvement résumé l’intrigue des trois films, je vais présenter les caractéristiques générales de la trilogie : Batman est un héros, le héros est supérieur à la populace, la populace béate a besoin d’un héros à adorer, l’ordre social existant doit être conservé à tout prix, et ceux ou celles qui le critiquent nous mènent tout droit à l’apocalypse.
Je parlerai des trois films de façon globale mais je m’appuierai plus sur le premier film (Batman Begins) et sur le troisième (The Dark Knight Rises).
→ Dans le second article (disponible ici), je me focaliserai sur une dimension un peu plus précise de ce cher Batman : la démocratie, c’est nul et ça ne sert à rien car elle constitue une entrave au pouvoir bénéfique et juste du héros. La conservation de l’ordre et de la sécurité peuvent rendre nécessaire le piétinement systématique et assumé des droits humains les plus élémentaires MAIS c’est pas grave car le héros est du côté des gentils donc c’est pas pareil.
Je m’appuierai beaucoup plus dans cet article sur le second opus (The Dark Knight).
Aperçu rapide des trois intrigues
Les adversaires principaux de Gotham sont au nombre de trois : Ras’ Al Ghul dans Batman Begins, le Joker dans The Dark Knight, et Bane dans The Dark Knight Rises2.
Je vais présenter ces adversaires l’un après l’autre, ce qui sera l’occasion de résumer brièvement l’intrigue des trois opus.
– Ras’Al Ghul est à la fois le mentor de Bruce Wayne (celui qui lui permettra de devenir Batman), et son ennemi principal dans Batman Begins3.
Ra’s Al Ghul
Le jeune Bruce Wayne perd ses parents, assassiné-e-s alors qu’il est encore jeune garçon. Il va alors vivre jusqu’à la trentaine environ en ne rêvant que de se venger, jusqu’au jour où l’assassin de ses parents se fait tuer par la mafia locale avant que Bruce n’ait pu le tuer lui-même : l’assassin allait en effet dénoncer des parrains de la pègre à la justice en échange de sa libération. Bouleversé par cet événement et par l’idée qu’il était sur le point d’assassiner quelqu’un, Bruce part en expédition pendant 7 ans autour du monde, et vit auprès des criminels qu’il rencontre (tout en se battant contre certains d’entre eux), apparemment dans le but de « comprendre la mentalité criminelle »4. C’est alors qu’il rencontre Ra’s Al Ghul5 qui devient pour lui un professeur d’arts martiaux et un maître spirituel . L’ambition de Ra’s Al Ghul est de faire de Bruce Wayne une sorte de ninja qui combattra à ses côtés dans son organisation secrète (« La Ligue des Ombres ») pour faire triompher la « vraie justice ». Cela correspond tout à fait au credo de Bruce Wayne jusqu’à ce que, petit à petit, Bruce découvre que la « vraie justice » consiste, selon son maître, à tuer les criminels. Bruce se désolidarise alors de son mentor, revient à Gotham, et utilise tout ce que ce dernier lui a appris pour devenir le fameux héros Batman. Il combat les criminels à coups de poings, fait régner l’ordre, aide la police (avec à sa tête, le vaillant commissaire Gordon) et la justice (aidé de son amie d’enfance, l’assistante du procureure Rachel Dawes).
Au bout de quelques semaines, Ras Al Ghul revient à Gotham dans le but de faire régner « la vraie justice » à sa façon : autrement dit, mettre la ville à feu et à sang. Bruce Wayne/Batman l’en empêche. Ras Al Ghul meurt au combat. La ville va bien. Tout le monde est content.
-Dans The Dark Knight, tout va toujours bien grâce à Batman. Qui plus est, la ville compte un nouveau procureur, Harvey Dent, qui combat farouchement le crime et la corruption par la voie légale (les enquêtes et les tribunaux), aidé de Rachel Dawes. Surgit alors le nouveau méchant : le Joker.
Le Joker
Ce dernier, dont personne ne connaît le nom ni ne sait d’où il vient, est pire que tous les criminels que Batman a rencontré dans sa vie, car il semble qu’il détruise, pille, tue et terrorise sans aucune raison. Après de multiples rebondissements, le Joker parvient à faire tomber Harvey Dent et Rachel Dawes dans un piège, entraînant la mort de Rachel et défigurant Harvey. Ivre de douleur, Harvey Dent explose, part à la poursuite des personnes qui ont rendu possible la capture et la mort de Rachel Dawes (il se trouve que ce sont des policiers corrompus en qui Rachel Dawes avait confiance), tue plusieurs d’entre eux, tente d’assassiner la famille du commissaire Gordon et finit par mourir accidentellement à la fin du film. Bruce Wayne/Batman, qui a finalement réussi à capturer le Joker, conclut un pacte avec le commissaire Gordon : il endossera les crimes commis par Harvey Dent, afin que l’image du vaillant procureur ne soit pas ternie par ses dernières actions, pour les habitants de Gotham.
-Dans The Dark Knight Rises, le principal adversaire de Batman est Bane, un ancien élève de Ras Al Ghul, possédant la même conception de la « vraie justice » que son mentor.
Bane
Deux spécificités toutefois : 1- Bane ne se contente pas de tenter de détruire la ville mais organise une petite révolution, en libérant les détenus des prisons et en disant « rendre la ville au peuple ». 2- une collaboratrice professionnelle de Bruce Wayne, Miranda Tate, est en fait Talia Al Ghul, la fille de Ras Al Ghul. En plus de sa soif de « vraie justice » sanguinaire, elle souhaite aussi venger son père.
Bane et Talia Al Ghul meurent au combat, Batman est réhabilité : il n’est plus accusé des crimes de Harvey Dent, la culpabilité de ce dernier ayant été révélée. Cependant, il se fait passer pour mort afin de vivre tranquille en Europe, et tout le monde est content. Happy end.
=> En résumé, Ras Al Ghul est troublant de par sa grande proximité avec Batman, qui a partagé sa vision du monde pendant une grande partie de son entraînement, le Joker est effrayant parce que Batman ne le comprend absolument pas, et Bane est déstabilisant parce qu’il ajoute au propos « destructeur » de Ras Al Ghul un discours (très sommaire) sur les inégalités sociales et la place des riches dans la société.
C. Nolan précise aussi comment il se représente les trois adversaires principaux de Batman6. La manière dont Ra’s Al Ghul tente d’ « endoctriner » Batman en fait une figure « presque religieuse »,le Joker est plutôt une figure « anti-religieuse », « anti-structure » et « anarchiste » alors que Bane tente d’imposer/d’exacerber la « lutte des classes » par la voie « dictatoriale » et « militaire ».
Ces précisions étant faites, je vais aborder plus frontalement les points que je trouve politiquement très contestables et qui m’énervent particulièrement.
Gotham a besoin d’un héros.
Pour Bruce Wayne/Batman, la ville de Gotham a besoin d’un héros qui soit incomparablement supérieur aux habitants de la ville, d’une figure tutélaire impressionnante à qui elle pourrait se remettre corps et âme. Et c’est pour cela qu’il va se dévouer généreusement, et se déguiser en super chauve-souris.
La trilogie Batman présente comme naturelle une division de l’humanité entre un leader exceptionnel qui voit mieux et plus loin que tout le monde, et la masse grouillante des individus béats qui dépend de cette figure tutélaire. C’est le premier point qui me semble remarquable : une figure unique et nettement identifiable doit se détacher afin de concentrer les aspirations du « peuple » qui ne survivrait qu’à grand-peine sans lui.
Cette division de l’humanité entre la figure tutélaire d’un côté et la populace de l’autre me semble bien mise en avant par un procédé récurrent dans la trilogie (qui me semble plutôt comique à force…) : mettre en scène un enfant qui admire Batman quelles que soient les circonstances et qui attend les yeux remplis d’espoir que celui-ci vienne sauver la ville. En effet, l’enfant innocent sait que la ville ne peut pas survivre sans un héros, et tout le monde sait bien que la-vérité-sort-de-la-bouche-des-enfants !
« Batman va venir ! Il va nous sauver ! (…) Tu vois, je t’avais dit qu’il viendrait ! » Batman Begins
« Papa, pourquoi il s’enfuit ? (…) Il n’a rien fait de mal !» The Dark Knight
« Dis, tu crois qu’il va revenir ? » The Dark Knight Rises
Batman étant le héros principal, il semble être le seul à disposer dans la trilogie d’une ribambelle d’enfants dévoués à sa cause… Toutefois, Harvey Dent, le procureur déterminé à combattre la pègre, et candidat sérieux au poste de héros-nécessaire-pour-guider-la-population dans les 2/3 du second opus a aussi eu le privilège de bénéficier d’une représentation aussi mystique.
« Et nous lui souhaitons un bon rétablissement, car Dieu sait si nous avons besoin de lui ». The Dark Knight
« Un héros. Pas celui que nous méritions, mais celui dont nous avions besoin. Un chevalier lumineux. Rien de moins. » The Dark Knight
Il faut dire en effet qu’il y a eu tout au long des trois films plusieurs candidats à ce rôle de leader/héros indispensable :
-Bruce Wayne/Batman, bien entendu, le héros principal de la trilogie qui a compris dès le début du premier opus (Batman Begins) que « l’homme a besoin de spectaculaire pour sortir de son apathie »,
Bruce Wayne / Batman
-Harvey Dent dans le second opus (The Dark Knight), le procureur adulé qui se sent « capable » de « prendre la relève » du Batman afin d’être le nouveau héros de Gotham,
-et aussi, peut-être de façon moins flagrante que les deux précédents, le commissaire Gordon, fidèle allié de Batman.
Je pense en particulier à deux séquences :
1- une des dernières scènes du troisième opus (The Dark Knight rises) où Gordon demande à Batman qui est « le héros » de Gotham (autrement dit, son identité secrète), ce à quoi ce dernier lui répond par une périphrase qui signifie qu’il en est un lui aussi, tout comme lui.
2- une courte scène de ce même troisième opus où, face au chaos semé par le méchant Bane qui incite les habitant-e-s de Gotham à s’entretuer, Gordon se dit qu’il doit « être un recours » pour redonner de l’espoir aux habitant-e-s et leur dire quoi faire, probablement parce que les habitant-e-s sont incapables de comprendre par elleux-mêmes qu’illes ne doivent pas se manger les un-e-s les autres sous prétexte que quelqu’un à la télévision le leur demande7…
J’aimerais d’ailleurs m’attarder juste un instant sur cette scène décrite dans le second point précédent, parce qu’à mon avis, elle corrobore totalement les arguments que j’essaye d’avancer ici.
Bane a pris la ville en otage, est en train de causer la panique, et menace de faire exploser Gotham. Gordon est habituellement présenté dans les films Batman comme un des meilleurs policiers de la ville : c’est un fin limier, un très bon stratège et on a vu à plusieurs reprises dans la trilogie qu’il pouvait être d’une aide précieuse à Batman. D’ailleurs, dans le reste de ce film, Gordon va combattre les méchants, et les retarder suffisamment longtemps pour que Batman puisse sauver tout le monde.
C’est le rôle habituel du personnage dans l’intrigue des films Batman, et il le joue très bien. Et ça suffit à faire un personnage plus ou moins intéressant.
Alors qu’est-ce que cette histoire de « leader » du « peuple de Gotham » vient faire là-dedans ?!!
« Bane says he’s giving Gotham back to the people. They need to know I could lead. »
A ma connaissance, nulle part, dans les autres films, les comics ou les dessins animés8, cette dimension de potentiel « leader » du peuple n’est théorisée.
Mais dans cette scène, Gordon dit en résumé : « le peuple laissé à lui-même est fou et il a besoin d’un leader qui le guide. Je suis un bon leader, je veux passer à la télé ». On peut trouver cette scène cohérente par rapport au reste du film, mais en aucun cas elle ne souligne une caractéristique propre du personnage, qui est d’être un « leader » possible du « peuple de Gotham » en cas de difficulté (vu que tout peuple, a besoin d’un leader, comme chacun sait) : ça, c’est clairement une lecture politique du personnage du commissaire Gordon qui est propre à C. Nolan.
***
En somme, il peut y avoir, comme on vient de le constater, quelques flottements concernant l’identité du héros « nécessaire » à la ville, qui (en théorie) pourrait ne pas être Batman. Mais malgré tout, il reste incontestable que la population « apathique » a naturellement besoin d’une figure exceptionnelle de ce genre pour être guidée.
On pourrait cependant penser que la trilogie nuance fortement cette rhétorique mystique de l’être-exceptionnel-qui-va-nous-guider-et-nous-montrer-la-voie. En effet, une idée forte de la trilogie maintes fois répétée par le personnage de Bruce Wayne et revendiquée par le réalisateur C.Nolan9 est que le « Batman » n’est qu’un « symbole », dont la population peut avoir ponctuellement besoin, et que le justicier Batman pourrait en théorie être « joué » par n’importe quelle personne qui déciderait de porter le costume.
Cette « nuance » appelle selon moi deux remarques.
La première, c’est qu’elle ne remet évidemment pas en cause la « nécessité » apparemment naturelle pour une population d’être guidée par une figure prophétique. C’est d’ailleurs bien ce qui ressort du dernier paragraphe de l’interview de C. Nolan10. L’idée qu’il soit « nécessaire » pour une figure héroïque de « faire surgir le bien de cette ville [de Gotham] » à intervalles réguliers, est une idée que C. Nolan trouve réjouissante et dont il précise lui-même qu’elle ne correspond pas forcément à l’esprit du comic ou des précédents films (où l’idée était plutôt celle d’un justicier individuel se déguisant en chauve-souris à cause de son histoire personnelle perturbée, et pas vraiment d’un leader devant insuffler bonheur et courage à la masse des individus désoeuvrés…). Il semble donc qu’il y ait bien là une lecture de Batman propre à C. Nolan, qui choisit de renforcer dans ce personnage héroïque sa dimension de prophète qui sait mieux que la population ce qui est bien pour elle, et va lui indiquer le droit chemin.
La deuxième remarque, c’est que cette « nuance » reste tout de même très intéressante car elle semble indiquer que le fameux héros « nécessaire » pourrait très bien ne pas être une personnalité « naturellement » supérieure aux autres mais n’importe quelle personne de bonne volonté. Cependant, pour aussi sympathique (voire audacieuse) que soit cette idée, je ne crois pas du tout que quoi que ce soit dans la trilogie la mette en avant.
En effet, au début de The Dark Knight, plusieurs hommes déguisés en Batman attaquent des trafiquants de drogue et tentent de les arrêter. Batman (l’original) surgit alors, assomme tout le monde (autres Batmans compris) et les ligote. Puis il enjoint les autres hommes masqués à ne plus reparaître devant lui. Un des « Batmans » l’interpelle alors, ce qui donne l’échange suivant :
-« On voulait t’aider, pas autre chose! »
– « Je n’ai pas besoin d’aide ! »
– « D’abord, qu’est-ce qui te donne le droit ? C’est vrai, quelle différence y’a entre toi et moi ? »
– « Je ne porte pas des jambières de hockey ! »
Batman rentre alors dans sa majestueuse voiture-fusée et s’en va, laissant ses « copies » ligotées et déconfites.
A mon avis, cette scène suffit à rejeter totalement l’idée que le héros dont la population a « nécessairement » besoin pourrait être n’importe qui. En effet, cette scène ne sert qu’à mettre crûment en lumière la supériorité incontestable qui transpire de tous les pores du Batman original par rapport à ses pâles copies qui, elles, sont réellement des habitants lambda de Gotham. C’est d’ailleurs bien l’opposition entre ces Batmans minables et empotés et le vrai Batman magnifique et viril qui est censée rendre la scène drôle.
Bien que Batman ne soit pas biologiquement supérieur aux autres comme Superman ou les X-Men qui naissent avec leur super-pouvoirs, il est naturellement plus classe, tellement plus fort, tellement plus tout… En fait, c’est presqu’un être humain comme vous et moi mais il faut le reconnaître : il est carrément au-dessus de tout11.
Dégage, débutant, le vrai héros, c’est pas « n’importe qui ».
Un gros prétentieux anonyme VS Batman le sublime.
Il est vrai que la troupe des « Batmans-copies » utilisait des armes à feu, contrairement au vrai Batman original qui s’efforce de ne jamais tuer les adversaires auquel il est confronté. Mais il ne faudrait pas surinterpréter ce point à notre avis : au début du troisième opus, Selina Kyle alias Catwoman (alliée ambiguë de Batman) manque de tuer des mercenaires qui en veulent à sa peau, mais Batman, qui vient la sauver, ne fait que la désarmer et lui dire « on ne tire pas, on ne tue pas ! » sans pour autant l’humilier de la même façon.
Le seul véritable impair commis par cette troupe de « copies » de Batman, c’est donc d’avoir tenté de se substituer au véritable héros, dont la classe incarnée est censée mettre en relief le ridicule de ceux qui sont tentés de l’imiter. Cette scène montre à mon avis clairement ce qui arrive quand « n’importe qui » prend au mot ce que C. Nolan affirme et met dans la bouche de ses personnages, à savoir que le Batman n’est qu’un « symbole » qui n’a pas besoin d’être « joué » par quelqu’un d’exceptionnel : dans la pratique, c’est lamentablement désastreux. L’idée que le Batman pourrait être « n’importe qui » n’est donc pour moi qu’une pirouette « démocratique » glissée ça et là dans les dialogues et que répète à l’envi C. Nolan dans ses interviews, mais qui n’a aucune espèce de consistance. Si elle dissocie en droit l’identité du Batman de son inventeur original Bruce Wayne (ce qui est déjà quelque chose), il n’en reste pas moins que le héros se doit d’être un être naturellement exceptionnel… Il ne faudrait tout de même pas croire que le symbole Batman pourrait être dévoyé par un homme peu athlétique -pourquoi pas, par une femme, tant qu’on y est-…
Enfin, si quelqu’un souhaite prendre la place de « figure tutélaire » à la place de Bruce Wayne/Batman, il semble au minimum indispensable que ce dernier l’ait préalablement adoubé. Ce sera le cas d’Harvey Dent, véritable héros officiel dans les deux premiers tiers de The Dark Knight que Batman désigne explicitement comme le nouveau « héros de Gotham » , ainsi que du jeune policier John Blake dans The Dark Knight Rises, à qui Batman lègue son repaire secret et tous ses gadgets, et qui deviendra le nouveau héros masqué.
De ce fait, à la représentation d’un héros naturellement exceptionnel et unique, la trilogie de C. Nolan me semble opposer, au mieux, une cooptation des figures tutélaires entre elles, qui se connaissent tous et s’entre-choisissent...
En résumé, la volonté (réelle ou feinte) de minimiser ou de nier la dimension naturellement extraordinaire du héros principal de la trilogie, volonté que l’on peut percevoir dans les propos des personnages lorsqu’ils parlent de Batman12 ou directement dans les interviews de C.Nolan13, me semble totalement inopérante. Je ne sais pas pourquoi la trilogie comporte des indices ou des allusions qui semblent indiquer que le « héros » n’en est pas vraiment un14, ou qu’il n’est pas aussi « naturellement » exceptionnel qu’il en a l’air, mais pour moi, ça tombe globalement à l’eau : les héros sont les héros, ils ne sont pas « n’importe qui », ils guident la population hébétée qui ne pourrait pas vivre sans eux, ils sont exceptionnels et savent distinguer ceux qui sont dignes de les succéder15.
L’ordre social est préservé par le héros. Ceux qui tentent de bousculer cet ordre sont des fous.
À la lecture de ce titre, et si vous avez vu et aimé la trilogie, deux objections vous viennent peut-être à l’esprit.
1 – Les méchants, qui tentent de bouleverser l’ordre social de la ville de Gotham sont très charismatiques, et tiennent des propos qui ne sont pas forcément incorrects ou absurdes. C’est d’ailleurs bien ce qui est censé faire leur force, pour les spectatrices et spectateurs.
2- Batman et ses acolytes (l’assistante du procureur Rachel Dawes, le commissaire Gordon, et le procureur Harvey Dent) luttent pour changer l’ordre social à Gotham. En effet, la ville est gangrénée par la corruption et le crime, et ce qu’illes veulent, c’est transformer la société, pas la laisser telle quelle.
On peut souligner que le premier argument correspond au propos de C. Nolan, qui dit avoir fait en sorte que les propos des adversaires de Batman soient toujours « vrais, d’un certain point de vue »16, et affirme les avoir présenté comme des personnes « sincères », très « cohérentes » dans leur façon de penser, ce qui les rend donc plus réalistes et troublants que les méchants habituels qui cherchent simplement à dominer le monde sans raison apparente…
Qui plus est, lorsqu’il est interpellé sur les réactions politiques concernant The Dark Knight Rises, qui serait un film conservateur (parce qu’il montrerait que toute volonté de transformer la société est néfaste), C. Nolan répond la chose suivante : « [cela nous amène à] cette question philosophique : si une énergie ou un mouvement peut être récupéré pour le mal, est-ce que cela représente pour autant une critique du mouvement lui-même ? »17
Je reformule la question rhétorique soulignée dans le paragraphe précédent : C. Nolan fait comme si les méchants de sa trilogie ne représentaient qu’une déviance possible « d’une énergie » ou « d’un mouvement » (en l’occurrence la volonté de transformer la société) mais que cela ne revient pas forcément à « une critique du mouvement lui-même ».
Cette dernière remarque m’apparaît singulièrement hypocrite, et je la conteste totalement.
La trilogie est à mon sens clairement déséquilibrée, et présente toute volonté de transformation de l’ordre social comme un danger susceptible de provoquer l’apocalypse alors que l’ordre qui règne dans la ville est louable et merveilleux. Je ne crois pas qu’il y ait besoin de poser des « questions philosophiques » pour se rendre compte de la différence de traitement.
Le premier et le troisième film constituent selon moi une apologie de l’ordre social existant, ordre qu’il ne faut surtout pas trop critiquer, ce que je vais tenter de montrer maintenant.
L’ordre juste VS les repoussoirs extrémistes
Mon argumentation peut se résumer en quelques lignes : quand C. Nolan dit que la « récupération d’un mouvement ou d’une énergie par le mal » (par exemple, la récupération par Bane de la volonté de transformer une société inégalitaire) n’est pas forcément une critique du mouvement lui-même, pour moi, il se paie notre tête.
Pourquoi ?
Parce que dans Batman Begins et The Dark Knight Rises en particulier, les positions tenues par les méchants principaux ne sont presque jamais présentées de façon positive -en étant, par exemple, mises dans la bouche de personnages plus mesurés18. Elles ne sont jamais « récupérées par le bien ». Personne ne montre dans les deux films ce qu’est une bonne critique sociale par opposition à la critique sociale fanatique et dangereuse de Ra’s Al Ghul et Bane. A l’inverse, on sait parfaitement ce qu’est une bonne société, où la population est apaisée, où chacun est à sa place et ne se plaint pas.
Autrement dit, ces films nous montrent ce qu’est un ordre social délétère où tout le monde est corrompu, où la population est désespérée et étranglée par les problèmes financiers (représentation négative) mais nous berce aussi avec l’idée d’un ordre social juste où la population serait soudée et où chacun serait à « sa » place et heureux/se d’y être (représentation positive).
Parallèlement, ces films nous montrent ce qu’est une critique sociale folle, absurde, qui dresse les personnes les unes contre les autres, les apprend à se haïr, à s’entre-tuer, à détester leur prochain, à détruire tout ce qui les rassemble (représentation négative) mais nous montre aussi… Ben en fait non, c’est tout…
Voilà, pour le dire rapidement, le « deux poids deux mesures » qui me semble indiquer que la trilogie de C. Nolan reste en gros assezconservatrice.
Plusieurs éléments me semblent aller dans ce sens.
→ Un des éléments les plus flagrants de l’idée présentée dans le paragraphe précédent, c’est la critique de « l’égalité des chances »19. La seule occurrence de cette expression se trouve dans la bouche du fanatique Bane. Par voie de conséquence, la seule critique de l’expression « égalité des chances » se trouve glissée au détour d’une phrase d’un super-méchant-assassin-tortionnaire prêt à faire exploser une ville pour la « guérir » du mal. En faisant ça, C. Nolan ne montre pas que la critique de « l’égalité des chances » peut être, le cas échéant sait-on jamais, « récupérée » par le mal. Que je sache, si une idée est mal « récupérée », ça veut bien dire qu’il peut y avoir un bon usage de cette idée.
Présenter dans les paroles de Bane (et uniquement dans les siennes), cet embryon de critique de « l’égalité des chances », a plutôt pour effet d’assimiler cette critique au personnage diabolique qui la prononce, et ainsi de la disqualifier.
« Nous reprenons Gotham aux corrompus ! Aux riches ! Qui, depuis des générations, vous font courber l’échine avec leurs fables sur l’égalité des chances !»
Qui peut honnêtement penser que cette critique, dont on connaît l’ancrage politique, est mise dans la bouche du personnage le plus tordu (et uniquement dans sa bouche) pour donner une dimension progressiste au film ? Afin que les spectatrices et spectateurs la remarquent et se disent « hmm, voilà un point de vue intéressant, ce film a attiré habilement mon attention sur ce point délicat » ?
Glisser cette petite critique de l’égalité des chances au milieu de la tirade enflammée de Bane ne peut avoir que deux buts, à mon avis.
1- Hypothèse hard : Montrer que Bane est le diable parce qu’il ose critiquer l’égalité des chances. (Tout le monde aime l’égalité des chances, tous les américains adorent ces histoires de « si tu veux, tu peux » donc je vais mettre dans la bouche de mon personnage le plus tordu une critique de cette merveilleuse idée, CQFD, je suis un réalisateur génial).
2- Hypothèse light20 : Montrer qu’une critique sociale éventuellement pertinente peut servir à faire prospérer la haine, et à monter les gens les uns contre les autres. Étant donné qu’aucune critique raisonnable de « l’égalité des chances » n’est présentée par ailleurs dans le film, cette menace latente21 n’est compensée par rien.
Par ailleurs, même dans cette hypothèse, on peut trouver très discutable l’idée que ce soient les discours fortement critiques sur les inégalités sociales qui provoquent des élans de haine du « peuple » contre les « riches », comme si c’était le fait de montrer une plaie du doigt qui causait la blessure…
→ Si cet exemple est selon moi un des plus flagrants dans la trilogie, un autre exemple m’apparaît aussi représentatif de ce procédé : la critique de la « bureaucratie » corrompue et bourrée de privilèges.
Si on prend la situation initiale de la ville de Gotham avant que son héros masqué ne débarque pour la sauver, on a en effet le tableau suivant : la ville est totalement rongée par la corruption de ses « représentants » politiques qui s’arrosent mutuellement de pots-de-vins, traitent avec la mafia, et ne représentent rien d’autre que leurs intérêts. La justice est par ailleurs totalement inefficace et tout le monde sait bien qu’elle est d’une indulgence hallucinante avec les puissants qui se croient tout permis. C’est donc un tableau très noir.
Une telle situation initiale semble d’emblée contredire l’idée que la trilogie serait conservatrice : l’ordre social dans la trilogie n’a pas à être sauvegardé coûte que coûte car ses prétendus gardiens (monde politique, système judiciaire, police d’État) sont corrompus et inefficaces.
D’ores et déjà, je précise quand même que la partie en italiques ci-dessus est une interprétation plutôt « progressiste » de la situation de Gotham. Parce qu’en fait, la notion même de « corruption » de Gotham me paraît plutôt floue dans la trilogie de C. Nolan22. Certes, il est très explicitement souligné à plusieurs reprises que plusieurs représentants politiques s’occupent de trafics de drogue et de détournements de fonds plutôt que d’intérêt général et que les représentants de la justice sont corrompus par des pots-de-vins23. Cela étant, le mal qui ronge la ville de Gotham est aussi souvent présenté comme « le désespoir », ou tout simplement « les criminels » ou « le crime », termes vagues qui tendent à mettre sur le même plan les représentants politiques corrompus qui usent et abusent de leurs position de pouvoir, et les pauvres qui commettent des actions punies par la loi parce qu’illes sont dans le besoin.
Pour prendre un petit exemple, dans le premier opus, Bruce Wayne veut « comprendre la mentalité criminelle » pour savoir de quelle manière « sauver Gotham ». On assiste alors au dialogue suivant entre Ra’s Al Ghul et Bruce Wayne : -« lorsque tu vivais parmi les criminels, est-ce que tu as commencé à les plaindre ? » -« La première fois que j’ai volé pour ne pas mourir de faim, oui. J’ai perdu beaucoup de mes préjugés sur la nature du bien et du mal. (…) Mais je ne suis jamais devenu l’un d’entre eux. »
Voler pour ne pas mourir de faim / Détourner des fonds pour s’enrichir, recevoir des pots-de-vins de riches trafiquants de drogue.
La définition du « crime » est très élastique dans Batman… (images extraites de Batman Begins)
Donc je pense qu’on peut très largement chipoter sur la nature du mal dont souffre Gotham car il me semble tout à fait possible d’en faire une lecture beaucoup plus vague et brumeuse (du style : la ville est au bord du gouffre, « le crime » est partout, les habitant-e-s sont toutes et tous « désespéré-e-s » …) et politiquement très discutable…
Mais bref, je ferme la parenthèse.
Restons donc généreusement sur l’interprétation « progressiste » de la trilogie : la ville est rongée par la corruption de ses prétendues « élites » politiques et par l’inefficacité de son système judiciaire à double vitesse (fort avec les petites gens et faible avec les puissants). C’est donc un tableau très noir, disions-nous.
Il est donc, dans une telle situation, tout à fait normal de mettre en doute la légitimité du système judiciaire d’une telle société, ou de ses représentant-e-s politiques.
Eh ben non. Même pas.
Les personnes qui osent critiquer « la bureaucratie corrompue » sont systématiquement démolies dans la trilogie.
On a là un exemple très clair du procédé utilisé dans la trilogie, et décrit ci-dessus pour la critique de « l’égalité des chances » : C. Nolan ne cesse de mettre en scène dans toute la trilogie des personnes qui, lorsqu’elles ont l’audace de remettre en cause cet ordre établi (qui est, je le rappelle, plutôt pourri et corrompu) sont présentées comme des fanatiques destructeurs. Bien sûr, ce cher C. Nolan ne manquerait pas, face à une telle remarque, de dire quelque chose comme « oui, vous avez raison, mais si la trilogie montre que la critique de la ‘bureaucratie corrompue’ peut être récupérée par le fanatisme destructeur du ‘tous pourris’, ça n’est pas forcément une dénonciation de toute critique sociale ! »
Je crois que la réponse est simple, et elle est la même que précédemment : on ne voit que de la « mauvaise » récupération. Autrement dit, on note bien quel est le risque horrible et dangereux de critiquer les représentant-e-s de l’ordre social établi, à savoir être (ou devenir) une espèce de puriste fanatique fou qui veut jeter la société entière à la poubelle. Mais on ne voit pas du tout quel est la pertinence ou le bénéfice politique à tenir une critique de ce genre (pourtant justifiée par la situation de Gotham, semble t-il…). C’est bien simple : si une personne se plaint de la « bureaucratie corrompue » dans la trilogie, on peut être sûr-e soit que c’est un psychopathe, soit qu’ille va le devenir, soit qu’ille va changer d’avis parce qu’ille se sera rendu compte que c’est mal d’avoir des pensées aussi impures…
Voici les exemples principaux que j’ai repéré :
-Dans le premier opus, Ra’s Al Ghul veut pousser Bruce Wayne, encore son élève à ce moment du film, à assassiner un homme ayant tué son voisin, dans le but de parfaire son « engagement envers la justice ». Bruce Wayne proteste en disant que « cet homme devrait être jugé », ce à quoi Ra’s Al Ghul répond « Par une foule de bureaucrates corrompu-e-s !! Les criminels se moquent des lois de la société, tu le sais mieux que personne ! »
La critique de la « bureaucratie » corrompue et privilégiée numéro 1 est donc portée par un fanatique adepte de la destruction des sociétés « décadentes » et de l’assassinat de ses représentant-e-s et habitant-e-s. Youpi.
-Dans le second opus, Harvey Dent est très tatillon sur la corruption au point de se faire envoyer deux ou trois fois sur les roses par l’autre « héros », le commissaire Gordon (« si je ne travaillais pas avec des flics sur qui vous aviez enquêté en interne, je serai seul. Je n’ai pas l’ambition d’avoir l’air idéaliste, je fais du mieux que je peux avec ce que j’ai »). A la fin du film, cependant, bouleversé par la mort de sa compagne Rachel Dawse, Harvey Dent se met à massacrer les policiers corrompus sur qui il avait enquêté, et qui sont indirectement responsables de la mort de cette dernière. Bref, il pète complètement un câble. Voici les propos qu’il tient alors qu’il joue à pile ou face la mort du fils du commissaire Gordon, qu’il braque avec un revolver : « vous avez cru que l’on pouvait être des hommes honnêtes à une époque corrompue ! Eh bien vous aviez tort. Le monde est cruel. Et la seule moralité qui compte dans un monde cruel, c’est la chance. Impartiale. Equitable. Juste. »
La critique de la bureaucratie corrompue et privilégiée numéro 2 est donc portée par un homme qui, au lieu d’avoir le pragmatisme raisonnable d’un commissaire Gordon, finit par exploser complètement et par agir de façon irrationnelle au point d’assassiner les corrompu-e-s, les relations et la famille de celleux qu’il identifie comme tels.
Re-youpi.
Certes, Harvey Dent est complètement retourné par la mort de Rachel Dawse. Cela étant, si la mort de sa compagne le fragilise psychologiquement, son « pétage de plombs » dans le dernier tiers de The Dark Knight n’est pas uniquement dû à son traumatisme mais est aussi clairement lié à son refus inconditionnel de la corruption. Autrement dit, je pense que sa folie finale n’est qu’une forme exagérée (ou une révélation éclatante) de la violence inhérente à ses convictions très (trop ?) tranchées dans les deux premiers tiers du film…
– Dans le troisième opus, Bane avant de tenter de détruire la ville, fomente une sorte de révolution, mettant probablement en lumière ce à quoi pourrait ressembler une critique radicale de la « bureaucratie corrompue », selon C. Nolan : les prisons sont ouvertes et elles sont pleines de fous dangereux qui vont assassiner tout le monde, les riches sont dépouillés de leurs biens et assassinés massivement par des tribunaux arbitraires, et chacun fait comme bon lui semble, c’est-à-dire pille et assassine.
La critique de la bureaucratie corrompue et privilégiée numéro 3 est donc portée par une sorte de fou sanguinaire pour qui critique de la corruption = massacre collectif. Re-re-youpi.
Mais à part ça, C. Nolan n’est pas conservateur, et sa trilogie non plus… Ce n’est pas de sa faute si tous les critiques de l’ordre social établi sont (ou deviennent) des psychopathes sanguinaires !
Il y a eu tout un débat à la sortie du troisième opus pour savoir si on pouvait accuser C. Nolan d’être conservateur parce que The Dark Knight Rises dénigrerait explicitement le mouvement Occupy Wall Street24 -ce dont il se défend dans ses interviews. Je n’ai pas d’opinion là-dessus et de toute façon, je pense que cela n’a pas une grande importance : la manière dont toute velléité de contestation sociale est systématiquement représentée (sur le mode « attention à ne pas être trop radical, regardez les horreurs que ça pourrait donner !! ») suffit, à mon sens, à se faire une idée du positionnement politique dans lequel baigne la trilogie…
→Une exception notable à ce « deux poids deux mesures » pourrait être le personnage de Selina Kyle, alias Catwoman, qui dit à plusieurs reprises aimer le chaos, et qui critique assez vertement le richissime Bruce Wayne.
« Vous croyez que ça va pouvoir durer ? La tempête menace, M. Wayne. Fermez les écoutilles, vous et vos amis, parce que quand ça éclatera, vous vous demanderez comment vous avez cru pouvoir vous goinfrer et laisser picorer le reste d’entre nous… »
Catwoman a été, pour cette raison, mon personnage préféré de très loin, dans le troisième opus, lorsque je l’ai vu pour la première fois. C’est probablement pour cette raison que j’ai été amené à refaire le film dans ma tête pour oublier ce fait élémentaire, simple et difficilement contestable : elle change complètement d’avis au cours du film, et finit par se rallier à l’idée que l’ordre établi c’est quand même cool et la contestation de l’ordre social existant, c’est affreux25.
Plusieurs scènes suggèrent, de façon assez lourde, qu’elle revient progressivement à la Raison et à l’Ordre, et apprend ainsi à ne pas être aussi indomptable qu’au début du film :
Selina Kyle, révolutionnaire repentie, découvre que le gentil multimilliardaire Bruce Wayne vient de perdre la majeure partie de son immense fortune. Elle souffre beaucoup pour lui.
Selina Kyle, pensive, médite sur les ravages produits par le renversement de l’ordre social établi.
Et au cas où les multiples plans fixes de quelques secondes sur le visage atterré de Selina Kyle / Catwoman n’auraient pas suffi, le film la montre en train de regretter ses propres propos susurrés insolemment à l’oreille de Bruce Wayne au début du film (« la tempête menace, M. Wayne »)
On la voit en effet entrer dans une maison dévastée avec son « amie », maison ayant vraisemblablement appartenu à une personne riche (Bane avait en effet appelé à prendre « le butin » des riches et à le « partager »). Selina Kyle, ramasse un cadre brisé par terre représentant une famille unie, et d’une voix triste, murmure : « c’était chez quelqu’un… »26. Eh oui, voilà ce qui arrive quand on ne fait pas attention à ce qu’on dit et qu’on se comporte comme une contestataire irresponsable : des familles brisées, des vies détruites, un équilibre harmonieux rompu à jamais…
Snif ! J’ai vu où ça mène d’avoir des idées stupides dans ce genre là ! Pourquoi voulais-je que l’ordre social soit bouleversé alors qu’il n’était pas si mal en fin de compte ? Pourquoi ne me suis-je pas contenté de ce que j’avais ? Mais pourquoi étais-je si bête ???
Cette volte-face politique de Selina Kyle est affreusement claire, ce que personnellement, je trouve assez désespérant pour le personnage… En effet, pour résumer grossièrement,
-Selina Kyle finit par être terrassée par le charme de Bruce Wayne dont elle se moquait pourtant allègrement au début, et alors même qu’elle entretenait une relation très ambigüe avec son « amie » et colocataire (« amie » dont on n’entendra plus du tout parler par la suite, on ne saura même pas si elle est morte ou vivante à la fin du film !),
– et elle finit aussi par être (con)vaincue politiquement par Batman dont elle rejoindra globalement les vues, et auquel elle finira par s’allier.
La « domestication du chat » est ainsi complète27.
Les gentils gardiens de l’ordre juste et ses sympathiques privilégiés.
Par gardiens de l’ordre social établi, j’entends les mêmes que ceux qui sont à plusieurs reprises représentés comme corrompus : le monde politique, la justice, la police. Par privilégiés, je veux parler des riches.
Mon argumentation ici tient en peu de mots :
→ C. Nolan accorde aux gardiens28de l’ordre social établi et aux privilégiés le traitement qu’il refuse aux diaboliques et très méchants contestataires de ce même ordre : il les représente de façon nuancée. Il y a du bon et il y a du mauvais. Il y a des gens peu fréquentables et il y a des gens très bien. Donc surtout, ne généralisons pas car il y a toujours quelque chose de bon à sauver dans l’ordre établi…
Voilà tout.
Il est étrange que ce souci de finesse, de nuances et de non-généralisation soit si présent dès lors qu’il s’agit de représenter les gardiens de l’ordre social en vigueur et si absent dès lors qu’il s’agit de représenter les contestataires de cet ordre.
-Le monde politique.
Il y a du mauvais : il est souvent mentionné, en particulier dans le premier opus, que les représentant-e-s politiques sont corrompu-e-s ou du moins, qu’ils n’osent pas s’attaquer au crime.
MAIS
il y a du bon : Anthony Garcia, le maire de Gotham durant toute la trilogie, est représenté comme honnête, et soutient activement Harvey Dent dans sa volonté de combattre la pègre. Ce politicien intègre sera assassiné lors d’une explosion provoquée par Bane dans le troisième opus.
-La justice.
Il y a du mauvais : l’assassin des parents de Bruce Wayne se fait tuer par la pègre alors qu’il allait dénoncer quelques grands parrains corrompus à la justice. La responsabilité du juge (qui a réclamé des conditions d’audience telles qu’un assassin puisse se faufiler jusqu’à lui sans difficulté) est clairement soulignée, ainsi que ses liens avec la pègre.
MAIS
il y a du bon : Rachel Dawse ainsi que le procureur du premier opus Carl Finch (qui sera assassiné par la pègre) font partie des représentant-e-s de la justice apparemment incorruptibles. On peut aussi compter parmi ceux-là le procureur Harvey Dent, avant qu’il ne perde les pédales à la fin du second opus.
-La police.
Il y a du mauvais : les policiers sont corrompus. Le commissaire Gordon le mentionne quelquefois lui-même, et ce sont par ailleurs des policiers corrompus qui causeront indirectement la mort de Rachel Dawse et la défiguration d’Harvey Dent.
MAIS
il y a du bon : le commissaire Gordon dans toute la trilogie et le jeune John Blake dans le troisième opus, sont des représentants exemplaires de la police, dévoués et combatifs…
Cela va même beaucoup plus loin dans le troisième opus puisque la totalité de l’institution policière est représentée comme défendant, au péril de sa vie, la sécurité de la ville contre la folie meurtrière de Bane et de ses acolytes. On les voit tous bien en rang et silencieux comme une procession religieuse avant de se jeter héroïquement dans la bataille pour l’ordre juste de la Nation29.
L’ordre juste de la Nation va mal. Personne ne respecte plus rien. Bane et ses milices déchaînent le peuple avide de vengeance aveugle. Les vraies valeurs sont contestées.
Heureusement, la police est là pour nous protéger. Elle est le rempart ultime contre la barbarie.
Cette scène peut être considérée comme l’apothéose du troisième opus. La police se bat contre les milices de Bane, et Batman se bat contre Bane. Les deux armées s’affrontent, ainsi que leurs deux leaders. Le bien contre le mal.
J’avoue au passage que la grandiloquence ampoulée de cette scène me laisse un peu sans voix.
La police est ici représentée sous la forme de cette armée héroïque pleine d’abnégation uniquement au service de la Patrie, de l’ordre et de la paix sociale. Choisir de peindre la police de façon aussi incroyablement bienveillante, cette police qui passe son temps à arrêter les Afro-Américain-e-s considéré-e-s comme a priori suspect-e-s30 et qui assassine des noir-e-s impunément aux Etats-Unis31, me semble tellement gonflé que je préfère en rire…
Mais après tout, C. Nolan fait les choix politiques qu’il veut dans ses films, et s’il préfère représenter la police de façon aussi apologétique, ça le regarde. S’il préfère représenter la police comme une armée de serviteurs silencieux et dévoués de l’harmonie sociale et les citoyen-ne-s lambda comme des affamé-e-s de sang prêt-e-s à assassiner tout le monde dès que le premier fanatique venu leur dit de le faire à la télévision, ça le regarde.
Le peuple laissé à lui-même détruit tout et fait souffrir de pauvres papys innocents en peignoir.
Mais si ça, c’est subtil et politiquement neutre, moi je suis la reine d’Angleterre.
-Les riches.
Il y a du mauvais : certaines personnes riches ont des comportements répréhensibles. C’est ce qui est mis en lumière indirectement par le personnage que joue Bruce Wayne : afin de ne pas attirer l’attention sur sa double identité, Bruce Wayne se comporte comme un multimilliardaire excentrique assez insupportable, achetant toutes les places d’un célèbre ballet pour lui seul, achetant des hôtels luxueux comme bon lui semble, et se baladant en hélicoptère pour ses déplacements quotidiens. Par ailleurs une tirade de Bruce Wayne dans le premier opus s’apparente à une critique des riches (qu’il se force à fréquenter pour sa « couverture »). Organisant une soirée très chic chez lui, Bruce Wayne constate que Ra’s Al Ghul se trouve parmi les invités et s’apprête à brûler sa maison. Voulant faire sortir les invités sans attirer l’attention, Bruce Wayne fait semblant d’être ivre et leur tient le propos suivant :
– « Je voulais tous vous remercier d’être venu m’aider à vider mes bouteilles. Non c’est vrai, quand on s’appelle Wayne, on peut être sûr qu’on ne manquera jamais de quelques pique-assiettes dans votre genre pour remplir sa belle demeure ! Alors à la vôtre messieurs dames! A la vôtre, bande de frimeurs, bande d’hypocrites, cireurs de pompes obséquieux au sourire commercial ! Pitié, fichez-moi la paix ! Pitié sortez !! »
Je ne veux pas faire mon parano, mais vu le nombre ridiculement faible de femmes qui apparaissent dans la trilogie, je suis très étonné d’en voir autant parmi les personnes richissimes, frivoles, « décadentes », « hypocrites » « au sourire commercial », que Bruce Wayne est censé détester pour leur superficialité…
Ca doit être une coïncidence…
Bien que dans le contexte du film, cette tirade soit dictée par la volonté de Bruce Wayne de sauver la vie à ses invités, elle contient des critiques réelles. C’est ce que souligne C. Nolan dans une interview32 où il insiste sur le fait que le « play-boy décadent » que « joue Bruce Wayne » et le petit monologue cité précédemment, ont été pensés comme une critique réelle des mœurs et des excès des riches. En tout cas, le but était que transparaisse dans le jeu de Christian Bale (l’acteur de Bruce Wayne/Batman) l’idée qu’il rejette réellement cet univers et cet entre-soi des riches avec ses excès, son hypocrisie et sa vénalité.
Il y a même du très mauvais : comme indiqué à la note 18, il y a UNE SCENE UNIQUE où le propos d’un des méchants estrepris par des personnage classés comme gentils. C’est dans le troisième opus. Bane braque la Bourse de Wall Street en piratant les données de tous ceux qui sont en bourse. Un trader veut l’empêcher d’entrer et lui dit « A la Bourse, il n’y a pas d’argent à voler ». Réponse de Bane : « Ah vraiment ? Et pourquoi êtes-vous ici alors ? ».
Au même moment, à l’extérieur, un employé de Wall Street essaye de convaincre la police d’intervenir mais le commissaire John Foley refuse. On a alors le dialogue suivant :
-« Intervenez ! »
-« Votre argent vaut pas mes hommes. »
– « C’est l’argent de tout le monde !! »
– (Un autre policier réplique:) « Ah oui ? Le mien est sous mon matelas. »
Les traders font n’importe quoi avec les investissements qu’ils mettent en bourse
Installés dans leur luxe illégitime, les apprentis-sorciers de la finance se fichent des autres et profitent de leurs privilèges.
Bane réplique à un trader.
Le commissaire Foley refuse d’apporter son aide pour sauver des fonds qu’il juge acquis de façon illégitime.
Bon. Force est de constater que pendant 30 secondes, le propos du méchant (à savoir les traders jouent avec de l’argent et font du profit d’une façon illégitime qui s’apparente à du vol de l’argent des citoyen-ne-s lambda) est corroboré par un personnage gentil (le commissaire de police) et un anonyme classé du côté des gentils, qui affichent clairement leur désintérêt vis-à-vis de l’argent mis en bourse à Wall Street.
C’est plutôt léger comme discours (on sent juste une espèce de ras-le-bol général mais pas de réflexion très élaborée comme on peut en trouver sur d’autres sujets33) mais il faut bien remarquer que cette scène, aussi rapide soit-elle, existe : un aspect de l’ordre social existant est critiqué et la critique n’est pas remise en question, retournée, amendée ou discréditée dans la suite du film.
À ma connaissance, c’est la seule fois dans la trilogie où cela se produit.
MAIS
heureusement, il y a du très bon : Il y a des mauvais riches, c’est indéniable. Mais il y en a aussi de très bons. Les bons riches savent que leur fonction est de faire fonctionner la société en mettant leur argent au service des démuni-e-s, et la société sait qu’elle peut compter sur les bons riches dont la philanthropie nous fait voir à quel point nous sommes content-e-s qu’illes existent.
-Le père de Bruce Wayne était chef d’une entreprise à laquelle il a donné son nom et qui a causé sa fortune. Les contours de cette entreprise ne sont pas réellement définis mais on comprend vaguement qu’elle fabrique et exporte un grand nombre d’appareils très sophistiqués, en particulier des équipements militaires34, partout dans le monde.
Les parents de Bruce Wayne (et en particulier le père) représentent l’archétype des « bons riches » nécessaires à la société. Il est en effet mentionné à plusieurs reprises que la ville de Gotham ne se porte bien que grâce à leurs investissements adéquats et à leur paternalisme bienveillant. L’État peut aller se coucher, les gentils riches veillent au confort de la ville grâce à leur générosité.
C’est ce que montre l’échange suivant entre Bruce Wayne enfant et son père au tout début du premier opus, tous trois35 installés dans un train qui sillonne la ville :
– « C’est toi Papa qui a construit ce train ? »
– « Oui. Gotham a beaucoup aidé notre famille. Et cette ville souffre. Des personnes moins chanceuses que nous vivent dans un dénuement presque complet. Alors nous avons construit un nouveau système de transports publics, peu onéreux, afin d’unifier la ville avec en son centre la Tour Wayne »
– « C’est là-bas que tu travailles ? »
– « Non. Je travaille à l’hôpital. J’ai confié la direction de notre entreprise à des hommes bien meilleurs. »
– « Meilleurs ? »
– « Disons, plus intéressés que moi. »
La touchante générosité d’un richissime patron de multinationale.
Dans le monde de C. Nolan, les riches remplacent les services publics et entreprennent de sauver leur ville parce qu’ils sont généreux.
De même, les bénéfices réalisés par l’entreprise Wayne (qui, je le rappelle, sont très probablement des bénéfices militaires) servent dans le troisième film à financer un orphelinat. Quelle touchante attention : sauver des petits enfants grâce au bénéfice de vente d’armes et d’avions à l’US army.
A la fin du troisième film, c’est directement son propre manoir, ayant appartenu auparavant à ses parents, que Bruce Wayne lègue aux enfants orphelins de la ville de Gotham.
« Foyer pour enfants ‘Martha et Thomas Wayne’ :Cette pancarte est érigée en reconnaissance de ceux dont l’idéalisme, la générosité et les efforts ont fait de ce lieu un paradis renommé pour les jeunes orphelins. »
On l’aura compris, les riches représentent le bon aspect de l’économie, ce qui est explicitement souligné par Ra’s Al Ghul dans Batman Begins.
En effet, celui-ci indique que La Ligue des Ombres (l’organisation secrète qu’il dirige) sévit depuis des siècles pour punir les civilisations lorsqu’elles deviennent décadentes. Pour ce faire, cette Ligue utilise des armes particulières pour tester/révéler le degré de « corruption morale » des sociétés. Ra’s Al Ghul apprend alors à Bruce Wayne que la Ligue a déjà tenté de détruire Gotham mais qu’elle a échoué.
Voici ce que dit Ra’s Al Ghul :
– « Avec Gotham, nous avons essayé une nouvelle arme : l’économie. Mais nous avions sous-estimé certains de ses habitants. Tels tes parents. Abattus par un de ces individus qu’ils essayaient d’aider… »
C’est donc transparent : l’économie est une arme qui, dès lors qu’elle est mise aux mains de riches philanthropes, devient un outil au service du bien de la société. Et dire que certain-e-s apprécient très moyennement les riches alors qu’on y trouve tant d’idéalistes désintéressés qui essayent d’aider la société… Quel scandale.
S’il y a donc des comportements individuels de riches qu’il est de bon ton de stigmatiser, l’existence de personnes immensément riches dans une société représente aussi un réel bonheur : illes peuvent laisser libre cours à leur philanthropie merveilleuse, sans que l’on ait par ailleurs à s’interroger sur la manière dont illes réalisent leurs généreux investissements ou sur la provenance de leur argent36.
Synthétisons donc tout cela en deux phrases :
Les contestataires de l’ordre établi ne se rendent pas compte, aveuglé-e-s par leur hargne caricaturale, qu’il y a toujours des situations et des personnes réjouissantes dans la société telle qu’elle est, et que ce serait vraiment bête de vouloir y changer quoi que ce soit.
C’est pour cela que le héros incroyablement supérieur à la foule « apathique » a pour mission de protéger l’Ordre social existant contre les dangereux destructeurs qui veulent tout casser.
Voilà, en version rapide, le propos politique du Batman réalisé par C. Nolan.
7h de film , des kilotonnes d’effets spéciaux, 585 millions de dollars de budget : tout ça pour servir un propos politique aussi basiquement conservateur.
Heureusement que C. Nolan n’a pas fait un film politiquement complexe et ambigu, sinon on aurait eu droit à un film de 48h qui aurait absorbé le PIB des États-Unis…
Thomas J
[Le second volet de cet article, à lire ici.]
1 C’est en gros ce qu’il explique dans le passage suivant de cette interview datant de novembre 2012 (http://filmcomment.com/article/cinematic-faith-christopher-nolan-scott-foundashttp://filmcomment.com/article/cinematic-faith-christopher-nolan-scott-foundashttp://filmcomment.com/article/cinematic-faith-christopher-nolan-scott-foundas)
[Question] It was interesting to see the spectrum of reactions to The Dark Knight Rises, with some arguing that it was a sort of a neoconservative or very right-wing film and others seeing it as being a radical leftist film. And one of the things the film seems to be talking about is how easily the political rhetoric of one extreme can be co-opted by the complete opposite extreme.
[Réponse de C. Nolan] All of these different interpretations are possible. What was surprising to me is how many pundits would write about their political interpretation of the film and not understand that any one political interpretation necessarily involved ignoring huge chunks of the film. And it made me feel good about where we had positioned the film, because it’s not intended to be politically specific. It would be absurd to try to make a politically specific film about this subject matter, where you’re actually trying to pull the shackles off everyday life and go to a more frightening place where anything is possible. You’re off the conventional political spectrum, so it’s very subject to interpretation and misinterpretation.
2J’exclus les représentants de la pègre qui sont interchangeables et ne servent pratiquement qu’à se faire taper dessus par Batman, et le docteur Jonathan Crane (alias l’Epouvantail) qui est un méchant secondaire dans le premier opus et n’apparaît que très brièvement dans les deux suivants. Par ailleurs, Miranda Tate alias Talia Al Ghul est au sens strict la méchante principale du troisième film, mais c’est Bane qui est au centre des attentions, qui monopolise la parole et qui explique les raisons pour lesquelles Gotham doit être détruite selon lui. Talia s’avère être, au vu du rebondissement final, le cerveau véritable et celle qui guidait Bane, mais du point de vue du film proprement dit, elle ne joue un rôle de méchante que durant 10 minutes à la toute fin, et ne dit rien de très nouveau durant ce court laps de temps.
3Ce premier opus et à mon sens un des plus importants. C’est en effet celui où les motivations de Batman sont les plus clairement décrites, et par ailleurs, l’intrigue du troisième opus est globalement une reprise du premier.
4Ras’ Al Ghul précise les raisons de ce voyage deux fois : « votre but est d’explorer la confrérie des criminels » (4’25) et «tu as parcouru le monde pour comprendre la mentalité criminelle et vaincre tes peurs » (32’17). Par ailleurs, lors d’un échange houleux avec Falcone le chef de la mafia de Gotham au début du film, ce dernier lui assène qu’il ne comprendra jamais « le désespoir » et plus généralement le monde des criminels (« c’est un monde que tu comprendras jamais, et ce que tu comprends pas, t’en auras toujours la trouille. ») Il semble que ce soit cette discussion qui déclenche son voyage autour du monde.
5Qui utilise le pseudonyme « Ducard » durant la majorité du film, jusqu’à 1h45.
6Dans cette interview à FilmComment : http://filmcomment.com/article/cinematic-faith-christopher-nolan-scott-foundas
7 Gordon en sera dissuadé pour des raisons de sécurité par son collègue policier, le jeune John Blake, qui lui dit qu’il se fera tuer s’il prend le risque de parler à la télévision.
8Je ne les ai pas tous vus donc je peux me planter, mais ça m’étonnerait beaucoup…
9Dans cette interview à FilmComment : http://filmcomment.com/article/cinematic-faith-christopher-nolan-scott-foundas
10Dans cette interview à FilmComment : http://filmcomment.com/article/cinematic-faith-christopher-nolan-scott-foundas
11Le fait qu’il ait hérité de plusieurs milliards de dollars à la naissance grâce à l’entreprise de son père lui sert directement dans sa lutte contre le crime mais bizarrement, les trois films s’attachent à des qualités plus « démocratiques » (comme la volonté, la détermination, l’intégrité) faisant qu’en théorie, « Batman peut être n’importe qui »… Ce sont évidemment des foutaises, Batman ayant visiblement besoin d’être riche (ou aidé par un riche, comme John Blake à la fin du dernier opus qui sera vraisemblablement « parrainé » par Bruce Wayne) pour se procurer tous ses gadgets, protections et véhicules. Mais apparemment, les films présentent ce bobard de façon sérieuse…
12Il est souvent dit dans la trilogie que Batman « n’est pas un héros », ou même qu’il serait « un simple citoyen [qui] défend sa ville » (c’est ainsi qu’Harvey Dent le qualifie au début de The Dark Knight)
13Par exemple, dans cette interview accordée au Guardian pour la sortie de Batman Begins, où C. Nolan insiste sur la dimension « réaliste » et « humaine » de Batman par opposition au caractère « divin » de Superman : http://www.guardian.co.uk/film/2005/jun/15/features.features11
14Est-ce parce que C. Nolan n’assume pas le propos politique sous-jacent de son film de héros (la masse d’un côté / les héros magnifiques de l’autre) ? A moins qu’il ait vraiment essayé d’infléchir cette dimension (par exemple, en invitant à dissocier la figure de Batman de Bruce Wayne), mais sans y parvenir jusqu’au bout ? Ou peut-être est-il tout simplement hypocrite pour des raisons commerciales (ce qui, personnellement, est mon avis…) ?
15Il y a aussi une question que je n’ai pas abordé, mais qui me semble aller dans le sens de mon argumentation. Dans la trilogie, seules les 3 personnes mentionnées précédemment sont qualifiées explicitement de « héros » : Batman bien entendu, Harvey Dent et le commissaire Gordon (au début du troisième opus : « un héros de guerre »). Honnêtement, mis à part la chauve-souris ninja multimilliardaire qui vole de toit en toit, qui est un cas un peu particulier, je ne vois vraiment pas la différence flagrante entre les deux derniers « héros » et Rachel Dawes, l’assistante du procureur dans les deux premiers opus qui montre autant de détermination qu’Harvey Dent dans le combat contre le crime, et qui n’est pas un personnage secondaire. Cela me semble indiquer aussi que « n’importe qui » , apparemment, ne peut pas être qualifié de « héros » : il ne suffit pas d’avoir de la bonne volonté, de combattre le crime, ou de prendre des risques pour sa vie, mais il faut aussi être un mec, un vrai, un dur…
17Dans cette interview à FilmComment : http://filmcomment.com/article/cinematic-faith-christopher-nolan-scott-foundas
18A UNE exception près, de 30 secondes en près de 7h de film. J’y reviendrai plus bas dans le petit paragraphe parlant des riches.
20Probablement celle à laquelle se rattacherait le plus C. Nolan -si l’on suppose bien sûr que ce dernier a été honnête dans ses réponses à FilmComment -interview citée à la note 17.
21Menace qui prend donc la forme suivante : attention ! La critique sociale peut avoir des effets néfastes, briser l’harmonie merveilleuse de la société guidée par les bons leaders et faire que les gens s’entretuent !!
22Ra’s Al Ghul parle par exemple dans le premier opus de la « corruption humaine » qu’il combat, le terme de « corruption » prenant alors un sens moral.
23Par exemple, à 28’50, Falcone le chef de la mafia lance à Bruce Wayne venu lui parler dans son restaurant privé : « regarde autour de toi. Y’a deux conseillers, un représentant du syndicat, un couple de flics en civil et un juge. » [sous-entendu : tous corrompu-e-s].
25Je remercie Julie G. d’avoir attiré mon attention sur le retournement politique du personnage de Selina Kyle. En effet, alors que j’avais largement entamé cet article et que j’étais donc censé très bien connaître ce film que j’avais déjà visionné plusieurs fois, j’ai systématiquement effacé de ma mémoire les scènes où Selina Kyle boude et regrette que l’ordre social établi se soit effondré, comme si je ne voulais pas me souvenir de ces scènes qui vont à l’encontre de la vision que je m’étais faite de ce personnage… C’est vraiment un phénomène hallucinant ! Mais je crois que ça en dit long sur le fait que réaliser une lecture totalement « neutre » et « objective» de quoi que ce soit reste un idéal ou une illusion… Par exemple pour Catwoman, ici, j’ai bien senti que le film n’était pas DU TOUT sur la même longueur d’onde politique que moi mais j’ai quand même tenté, plus ou moins inconsciemment, de sauver les éléments qui me déplaisaient le moins et de tourner le film à ma sauce…
26« It was someone home…». Toute cette scène commence à peu près à 1h41 et 40 secondes.
27L’expression est de Julie G. Pour un traitement plus exhaustif du personnage de Selina Kyle / Catwoman, cf la dernière section de son article intitulé « Catwoman ou la domestication du chat ».
29Il y a en effet durant cette séquence quelques plans sur des drapeaux états-uniens lacérés, probablement par Bane et ses acolytes. En alternance avec ses plans là, on voit la police s’avancer, fière et déterminée, pour rétablir l’ordre dans la société. La représentation positive de l’ordre social traditionnel et de ses représentants (d’autant plus positive que les contestataires de l’ordre sont caricaturaux…) est à mon avis clairement liée à une apologie de la Nation, qui sait se défendre contre ses ennemis.
30http://www.lapresse.ca/international/etats-unis/201306/04/01-4657778-les-noirs-plus-souvent-arretes-pour-possession-de-marijuana.php
32Dans cette interview à FilmComment : http://filmcomment.com/article/cinematic-faith-christopher-nolan-scott-foundas
33Si je précise ça, c’est parce que la trilogie philosophe par ailleurs très profondément sur la nécessité de la justice, de l’harmonie, de la paix sociale, de la sécurité, de l’ordre…
34Ce sont ces équipements qui serviront à Bruce Wayne pour son costume, sa voiture, sa moto, son avion de justicier et tous ses gadgets high-tech.
35 « Tous trois », parce que la mère est aussi à côté d’eux pendant qu’ils discutent (mais comme indiqué dans l’article de Julie G., la mère, on s’en fout complètement).
36 http://www.tendances-eco.com/2012/04/philanthrocapitalisme-controverses-sur-le-don-a-lere-du-neoliberalisme/
Autres articles en lien :
- Batman, le chevalier de l’ordre juste (II)
- Batman : Y a-t-il une femme à Gotham City ?
- 2012 en affiches : (I) Bilbo, Bond, Batman, et la bande à Banner
Après lecture de cet article, j’aimerais si vous le permettez réagir sur quelques points que je juge incomplets.
Pour commencer, sur le besoin de symbole archétypal, il est effectivement flagrant, mais je trouve malgré tout que l’idée a au moins le mérite d’être mise en avant, par rapport aux précédents films qui, eux, se contentaient de montrer un Batman omnipotent et sûr de son bon droit, en parfait accord tacite avec la ville de Gotham et sa police. Nolan tente, peut-être maladroitement, de questionner cette toute-puissance, et il est je crois le premier à le faire dans un film de super-héros. Pour ce qui est de l’affirmation « N’importe qui peut se trouver derrière le masque », il me semble tout de même logique qu’il y ait une sorte d’adoubement, puisqu’un même symbole peut être utilisé de manière diamétralement opposé (conférer le Joker, l’anti-thèse absolue du chevalier noir).
Concernant la représentation des opposants à l’ordre établi, vous soulignez en point 2 que Batman et ses acolytes se battent contre cet ordre établi, mais n’en parlez plus dans le reste de l’article. Alors que c’est pourtant, à mon sens, la base de la trilogie. Batman combat le système corrompu de la ville, et refuse justement l’ordre établi. Ses objectifs et ceux de Ras Al Ghul sont les mêmes, seuls leurs moyens diffèrent, l’un voulant simplement raser la ville pour tuer tout le monde et repartir de zéro, l’autre choisissant de faire confiance aux gens et d’éviter de tuer qui que ce soit au nom de la justice. Dans The Dark knight, le Joker vient donc au contraire renforcer l’ordre établi en prêtant main forte aux gangsters dans un premier temps, avant de tenter de le renverser et d’en prendre la tête dans le dernier tiers. Enfin, Bane n’est jamais qu’un pantin à la solde de Talia, elle-même venue finir le travail de son père. Quelque part, les Al Ghul et Batman ont donc le même objectif, le même combat, ce qui est mis en avant dans le premier film (moins dans le dernier mais Rises, pour moi, est un mauvais film à plus d’un titre). Seules leurs méthodes diffèrent. Les deux premiers sont montrés comme des extrémistes radicaux, là où Batman fait le choix de lutter au quotidien contre la corruption sans armes ni haine ni violence (façon de parler, of course…).
Voilà, cette analyse n’engage bien sûr que moi, de même que la vôtre n’engage que vous, mais il me paraissait important de venir proposer une analyse alternative.
Bonne journée à vous
Bonjour,
Merci de votre lecture. 🙂
–> En effet, le Batman de C. Nolan remet quelque peu en question cette prétendue toute-puissance du héros. Nous ne voyons pas l’homme chauve-souris tabasser les méchants et partir avec les honneurs et la gloire comme ça, sans plus de problèmes… il est vrai que c’est tout de même un peu plus subtil que ça…
Et ce sont ces quelques subtilités qui peuvent amener à considérer cette trilogie comme politiquement moins conservatrice, comparativement à ce que l’on aurait pu attendre… Après, je propose personnellement une lecture à charge de la trilogie, c’est-à-dire que j’essaye d’insister sur le fait que tout bien pesé, et malgré quelques petites embryons de nuances et quelques touches intéressantes par-ci par-là, ces films reconduisent massivement un discours conservateur à souhait. Et j’essaye d’expliquer les raisons de ma grande insatisfaction (politique) sur ce sujet.
Mais bien sûr, je ne nie pas du tout ce que vous dites au début de votre premier paragraphe, vous avez raison à mon avis.
–> Sur le « Batman peut être n’importe qui », dans le principe, je trouvais l’idée assez sympa, politiquement. Cependant, je trouve que le film ne tient pas sa promesse et ne l’exploite pas du tout. Je ne vais pas contre-argumenter sur votre idée (à savoir qu’il serait logique que Batman « adoube » son successeur) car au fond je n’ai pas d’idée très arrêtée là-dessus… mais justement, ce que je trouve dommage, c’est que le film ne se pose même pas toutes ces questions : Bruce Wayne est-il un juge légitime pour choisir son successeur ? Sur quels critères devrait-il alors être choisi ? D’ailleurs pourquoi y aurait-il un seul Batman, pourquoi pas plusieurs ? Bref, je trouve que le film propose une grosse idée progressiste, répétée et re-répétée je-ne-sais-pas combien de fois, mais (par frilosité ou par hypocrisie?) ne l’exploite pratiquement pas et n’affronte aucune de ses implications, qui sont pourtant nombreuses. Au final, on garde quand même Un Héros qui veille généreusement sur la ville pour faire régner l’Ordre, et voilà, ouf, pas trop de bouleversements en fin de compte. Je trouve ça vraiment dommage.
–> Je suis entièrement d’accord avec vous sur le lien presque fraternel qui unit Ras Al Ghul en particulier et Batman. En particulier dans les deux premiers films, on voit vraiment le lien qui les unit, et on constate bien qu’ils sont sur la même ligne idéologique, à savoir qu’il y a « de la corruption » (je ne reviens pas sur le caractère un peu flou de cette « corruption », selon moi) et ils divergent juste sur les moyens d’y faire face.
Mais j’ai quand même quelques problèmes avec l’idée que Batman contiendrait réellement une critique de l’ordre social établi car
1-les propos de Batman me semblent plutôt aller dans le sens du « y’a toujours quelque chose de bon à sauver dans l’ordre social existant » => il dit dans le 1er opus à Ras Al Ghul « il y a des gens bien ici », à Gordon « Gotham peut être sauvée », et j’ai l’impression que les principaux adversaires de Batman s’apparentent en fait à des fanatiques qui veulent renverser et détruire l’ordre social existant, qui sont insatisfaits du monde tel qu’il est et qui veulent le changer de manière radicale (et apparemment, on est toujours trop radical dans l’univers de C. Nolan…)
Nb à ce propos : je ne suis pas d’accord au sujet du Joker qui chercherait, même fugitivement, à consolider les intérêts de la pègre, car vous vous souvenez que le Joker fait peur aux mafieux eux-mêmes (« le Joker, personne le connaît, et il n’a aucun code d’honneur », dit je crois l’un d’entre eux à qui Batman essaye de soutirer des infos) et il va d’ailleurs tous les envoyer balader en brûlant leur argent et en les trahissant aussi vite qu’il s’est temporairement allié à eux. C’était donc juste, semble t-il, une alliance tactique de sa part, mais son unique but restait, en gros, de tout faire péter…
2-celleux qui sont aussi présenté-e-s comme des personnages positifs (en gros la bande à Batman : Rachel Dawse, Jim Gordon, etc…) sont lié-e-s à trois domaines : police, justice, politique. Si critique de l’ordre social établi il y avait, je trouve qu’elle serait tout de même sévèrement édulcorée par le fait que ce soient les représentant-e-s de cet ordre qui s’auto-amendent…
Je ne dis évidemment pas que mes propositions de lecture sont les seules possibles, et je suis en accord avec plusieurs de vos propos dans ce paragraphe, mais voici tout de même les quelques impressions et nuances que m’inspiraient vos arguments.
Bonne journée !
Juste au passage, pour compléter le second tiret, j’aimerais juste revenir sur la scène des « jambières de hockey ». Pour moi, cette scène en gros nous dit ceci : en droit, Batman peut être n’importe qui, mais en fait, ça doit être un type littéralement hors du commun et surtout débordant de virilité. Du coup, je trouve que le film lance cette idée progressiste (« Batman peut être n’importe qui ») mais la désamorce tout de suite par une réponse conservatrice et sexiste : faut pas déconner, le héros, c’est pas n’importe qui quand même, c’est et ça reste un vrai mec balèze. (Cf ce que j’indiquais brièvement dans la note 15 de cet article.)
Certes, on peut faire une lecture de cette scène des « jambières » opposée à la mienne : c’est ce que fait par exemple John Ip, dans son excellente analyse (malheureusement en anglais…) que je cite à la note 4 du second article :
« One of them asks Batman, “What gives you the right? What’s the difference between you and me?” Batman quips in response, “I’m not wearing hockey pads.” But the fact remains that Batman has no greater claim to the legitimate use of force than his imitators, even if his vigilantism is more effective. This highlights the difficulty of permitting Batman’s vigilantism. »
Cependant, cette lecture me paraît un peu éloignée de ce que montre effectivement la scène : une démonstration de force du merveilleux et viril Batman à la limite de l’exagération (on y voit par exemple Batman tordre à mains nues le fusil d’une de ses copies, ce qu’il n’est normalement pas capable de faire que je sache, son costume ne lui donne pas de force surhumaine). J’ai eu aussi l’impression par ailleurs, en cherchant des infos sur la saga pour rédiger l’article, que la réplique « je ne porte pas des jambières de hockey » était perçue par les spectateurs et spectatrices comme une réplique « drôle », une bonne vanne balancée par Batman (dont il est évidemment indéniable qu’il est un vrai justicier bien balèze), et non pas une interrogation profonde pétrie de doutes sur la nature et la légitimité intrinsèque du justicier…
Et, toujours à titre d’indices allant dans le sens de ma lecture, je suis retombé récemment sur cette chronique de Doug Walker, alias Nostalgia Critic, sur les meilleurs épisodes de la série animée Batman. (J’adore Nostalgia Critic ! Même si je suis fréquemment politiquement dérangé par certaines de ses blagues, ou par des analyses que je ne partage pas du tout… mais bon, le fait est que j’apprécie énormément la plupart de ses vidéos, c’est comme ça)
La vidéo est ici (il faut la regarder jusqu’à 1’30).
On le voit essayer d’imiter diverses voix d’acteurs ayant joué Batman, et à un moment donné, il prend la voix, sombre et caverneuse, du Batman du dessin animé : Kevin Conroy. Ca dure 20 secondes, mais c’est très intéressant je trouve : Nostalgia Critic fait semblant de prendre une pilule de testostérone concentré, signale que ses « testicules viennent de toucher le sol », et ayant pris la voix du Batman qu’il identifie comme la plus virile de toutes les voix, il dit « je ne porte pas de jambières de hockey ! » A mon avis, il a synthétisé parfaitement en quelques secondes le sens que cette scène du film a, selon moi : Batman n’est pas n’importe qui, pas tellement parce qu’il est milliardaire, pas tellement parce qu’il est très perturbé dans sa tête, mais fondamentalement parce que c’est un vrai mec trop bad-ass…
C’est pour ça que cette histoire de « Batman peut être n’importe qui » me paraît être un début de bonne idée mais qui tombe à l’eau : on peut certes concéder à C. Nolan que cette idée (qui il me semble, est de lui) est plutôt intéressante, mais visiblement, le film la court-circuite assez rapidement en gardant intacte l’image du héros qui est quand même bien au-dessus de la vile populace et qui ne peut être que bien viril comme il se doit…
Bonne journée encore ! 🙂
Coucou BAT et Thomas,
Je ne sais pas si vous l’avez vu, mais il me semble que le film « V pour Vendetta » avance aussi cette idée du « héros qui peut être n’importe qui », mais d’une manière beaucoup plus cohérente et intéressante politiquement que les Batman de Nolan (que je trouve, moi aussi, profondément hypocrites sur cette question).
Là aussi, le héros (qui est une sorte de révolutionnaire avant-gardiste) porte un masque, et à la fin, le peuple entier sort dans la rue avec ce même masque, qui n’est plus le visage d’un individu, mais celui de la révolte (voire de la révolution).
Il y a beaucoup de choses que je n’aime pas dans ce film, mais à ce niveau, je crois qu’il y a quelque chose d’intéressant (beaucoup plus que dans Batman en tout cas). Et il me semble que les Anonymous se sont réapproprié-e-s cette idée de manière assez fidèle au film (après je ne connais pas assez les Anonymous et V pour Vendetta pour approfondir plus que ça..).
Voilà, c’était juste pour signaler ce film, au cas où vous ne l’auriez pas vu. Car la comparaison entre les deux me semble bien mettre en évidence à quel point le Batman est profondément réactionnaire au final sur cette question.
PS : Je n’y connais pas grand-chose en comics, mais il me semble que les Batman de Nolan sont plus ou moins inspirés du The Dark Knight Returns de Frank Miller, tandis que V pour Vendetta est tirée du comics du même nom signé Alan Moore. Le fait que Frank Miller soit un proto-fasciste assumé, pro-Bush et réac jusqu’au bout de la nuit, tandis qu’Alan Moore se revendique plutôt de l’anarchisme n’y est peut-être pas pour rien…
Rha j’allais parler de V pour Vendetta aussi comme étant pour moi l’anti-thèse de Batman concernant le discours du pouvoir (au sens de « pouvoir quelque-chose ») accessible à tous.
Et sans même refaire toute l’analyse (excellente) de l’article, on voit avant même que le sujet soit abordé à quel point ce symbole est une affaire d’élite : tout dans la vie de ce Bruce respire l’extensionnalité. Sa classe, sa famille, sa jeunesse, son drame, son périple métaphysique, sa formation auprès de Al Ghul, son retour prodigue, l’aura de son nom… Rien de ce à quoi peut espérer vivre un pauvre quidam.
Tout l’inverse du propos de V pour Vendetta.
Et c’est en ce sens où j’aimerais de mon humble avis dire que si la foule est justement « hapatique » c’est bien à cause de ces discours élitiste des sur-hommes qui, par un dépassement de soi exceptionnel, accèdent à un pouvoir qui les « libèrent » d’une sorte de fange socio-essentialiste.
Car certes Bruce Wayne n’a aucune aptitude surhumaine, il reste humain, mais toute sa vie est quand même une formidable béquille contrebalançant allègrement ce que le film nous suggère comme une chose qui manque aux péquins moyens. Cette chose n’est jamais explicitée dans les films, mais il semble clair qu’il faut, d’une façon ou d’une autre, génétiquement ou socialement, être bien né. Et ce discours est puant et, toujours de mon humble point de vue, criminel.
Bonjour et merci pour vos très intéressantes remarques à tous les deux [Paul et V3nom], remarques avec lesquelles je suis d’accord !
Je n’ai pas encore vu V pour Vendetta, et par ailleurs je n’ai pas du tout le temps pour l’instant de suivre les débats sur le site, d’y participer ou de répondre aux commentaires (donc ne vous vexez pas si je réponds 3 siècles plus tard 🙂 ). Mais merci beaucoup pour la référence, je vais essayer de regarder ça et éventuellement on pourrait en discuter un peu ici après !
Je profite de ce bref commentaire pour signaler cette petite information sur le nouveau Batman : la suite de Superman (Man of Steel 2) sortira en 2015 et il y aura Batman dedans, joué par un nouvel acteur, apparemment Ben Affleck. Jusqu’à preuve officielle du contraire, par ailleurs, C. Nolan devrait être producteur éxécutif, comme pour le 1er Man of Steel.
Eh bien paf : le nouvel acteur de Batman qui apparaîtra dans Man of Steel 2 jouera le personnage de Bruce Wayne, le multi-milliardaire justicier trop classe et hors du commun… http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/08/23/ben-affleck-incarnera-le-nouveau-batman_3465337_3246.html
C’était juste pour revenir encore une fois sur cette histoire de « Batman peut être n’importe qui » : je me demandai s’ils [Zack Snyder et Christopher Nolan] allaient être politiquement cohérents avec cette idée, avancée de façon timide, insuffisante et incohérente dans la trilogie, mais avancée quand même, ou carrément l’éjecter et faire comme si de rien n’était.
Et ben voilà, apparemment, ils ont choisi… Pourtant remplacer un personnage masculin blanc multimilliardaire jouant le héros par un autre personnage masculin blanc ayant éventuellement un profil un peu différent, c’est pas la révolution non plus…
Mais bon, voici un indice supplémentaire du fait que sauf revirement spectaculaire, cette idée, c’était apparemment du pipeau…
A bientôt 🙂
merci pour cet article très intéressant.
Je voudrais juste préciser que la trilogie
de Nolan n’est absolument pas inspirée par
la bd de Miller qui, malgré la regrettable orientation
politique de son auteur, reste un chef d’oeuvre.
De plus, la scène citée de V for Vendetta n’existe
pas dans l’incontournable bd de Moore et Lloyd.
Elle a été inventée par les créateurs du film.
Merci beaucoup pour cette précision, j’ai lu la BD « V pour Vendetta » il y a très longtemps, et je ne me souvenais plus que la dernière scène du film ne s’y trouve pas. Ça me donne envie de revoir le film et relire la BD, pour comparer.
Car j’avais eu aussi la sensation que le film s’éloignait de la BD dans d’autres scènes. Je pense par exemple à la scène où V pirate les ondes de la télé nationale pour s’adresser au peuple. Peut-être que mes souvenirs sont faux, mais j’avais eu l’impression que le film était un peu moins « avant-gardiste » dans l’idée qu’il se faisait de la prise de conscience collective révolutionnaire (à moins que ce soit la BD qui l’était moins que le film, je ne me souviens plus). Je crois que dans l’un des deux, le discours de V est très méprisant et consiste à dire « Vous n’êtes que des abruti-e-s responsables de la domination que vous subissez puisque vous ne vous bougez pas le cul pour renverser le pouvoir totalitaire, vous n’êtes qu’une bande d’aliéné-e-s », alors que dans l’autre c’était un peu plus subtil et un peu moins horrible politiquement.
Bref, je reste dans le vague, mais tout ça pour dire qu’il serait sûrement intéressant de comparer la BD et le film, car si ça se trouve, le film est plus intéressant que la BD sur certains points (alors que le préjugé que j’aurais tendance à avoir spontanément consisterait plutôt à penser que l’original est sûrement beaucoup mieux que l’adaptation, ce qui est débile).
Merci en tout cas pour votre précision.
Au premier abord, j’ai cru que ce texte était en français. Malheureusement, c’était une erreur. La pénibilité de la présence constante de phrases aussi abominablement enflées de pseudo-grammaire féminisante basse-du-front comme « les habitant-e-s sont incapables de comprendre par elleux-mêmes qu’illes ne doivent pas se manger les un-e-s les autres » rend la lecture pénible. Cela dessert encore davantage le propos, qui n’avait pas besoin de ça pourtant.
Je suis bien d’accord avec vous, quelle plaie cette féminisation de la langue… On est tellement mieux quand on se parle entre hommes de l’universel (masculin bien sûr, what else) avec une vraie langue d’hommes. D’ailleurs les femmes ça fait chier tout court, et pas que dans la langue, vous ne trouvez pas David ?
Bonjour, tout d’abord je préciserai que même si cette écriture me gène aussi pour la lecture, (pas l’habitude j’imagine), je suis tout de même conscient de la non neutralité flagrante de notre langue, et conscient qu’il y a quelque chose à faire. En clair : oui les « -e-s » et autres « elleux » me font pleurer, mais il y a un problème de genre dans notre langue, ok.
Cela dit, était il nécessaire d’envoyer balader ce pauvre David, qui même si il a l’air clairement contre, aura surement besoin d’être éclairé sur le sujet ? Cette remarque est trollesque, ok, mais bon… ça aide pas à la discussion…
(et vu votre verve sur le sujet, j’imagine que vous avez dans vos favoris un paquet de sites qui parlent du sujet 😀 )
Mais ce n’est que mon humble avis, bien entendu 😉
bruce wayne est né avec un super pouvoir malgré tout : l’argent.
Et je déconne pas, dans les classements de super-héros l’argent est bel est bien considéré comme un super pouvoir (iron man aussi le possède) Batman part donc avec un avantage par rapport au citoyen Lambda. Sans sa fortune, il n’aurait jamais put se procurer son matériel high-tech et n’aurait pas put se rendre à l’autre bout du monde pour apprendre à se battre auprès des meilleurs. donc effectivement le coup de « tout le monde peut-être batman » marche moyen.
Si vous voulez un film avec un super héros plus proche du monsieur tout le monde, je vous conseil kick-ass, d’ailleurs sa m’intéresserait beaucoup de le voir traité sur ce site car s’est un film que j’ai grandement aprécié
J’ai moi aussi beaucoup aimé Kick-ass, et j’aimerai le traiter mais je pense qu’il doit être très difficile à appréhender politiquement. Le 2 par contre est mauvais…
Bonjour, étant assez fan du Batman, j’ai eu du mal à lire votre critique, car oui, elle démonte pas mal les films, en les dévoilant aussi conservateurs (j’avais pu lire quelque chose de similaire sur Dark Knigh Rises sur le site de l’Odieux Connard).
Mais elle est juste. Un point me dérange tout de même. Ainsi qu’un détail moins important.
Vous démontrez que l’idée « tout le monde peut être Batman » est avancée plusieurs fois dans les films, pour être finalement démontée dans le second film.
Et pour reprendre vos mots :
« Il ne faudrait tout de même pas croire que le symbole Batman pourrait être dévoyé par un homme peu athlétique -pourquoi pas, par une femme, tant qu’on y est-… »
Selon vous, le film véhicule plutôt l’idée que seul un homme, athlétique (opposition à la femme, et au non sportif, l’être humain lambda) peut être Batman.
Alors c’est certain, je ne suis pas particulièrement défenseur des montagnes de muscles de 300 (ou Wolverine dans X-men Days of future past, dont le physique est totalement abusé) ni de la carrure du Batman, justement, dans Dark Knight Rises.
Cela dit, il semble assez évident que pour accomplir tout ça, il faut, sans être musclor, une certaine condition physique et mentale. Donc oui, n’importe qui ne peut être Batman. Et cela ne peut être nié. Il faut un entrainement. Réunissant l’enseignement de Ras, « la volonté fait tout », et les paroles de Bruce, « je me suis entrainé »
Bruce explique d’ailleurs dans le second opus, lorsqu’il mentionne les copies à Alfred, « ce n’est pas exactement ce que j’avais en tête quand je disais vouloir inspirer les gens ».
C’est à dire qu’il souhaite inspirer les gens et leur donner l’espoir, celui de ne plus vivre dans la peur, de se lever et défendre quelqu’un lors d’une agression dans un bus ou autre par exemple. Pouvoir dire non à un crime, dans la limite de leur pouvoir.
Mais il reste logique que seul quelqu’un qui a l’entrainement physique et mental peut l’être.
Et par entraînement physique, je ne parle pas de muscles, même si Rises prouve le contraire (d’ailleurs en 8 années sans sorties nocturnes, Bruce à réussi à gagner en muscles : impressionnant) mais plutôt d’agilité, d’équilibre, de discrétion…
Alors oui, un être chétif, ou enveloppé aurait du mal. Tout comme quelqu’un qui n’est pas en forme aurait du mal à courir un marathon.
Et il n’y a rien de mal la dedans. Le film fait l’apologie du muscle, nous sommes d’accord. Mais en attendant il tout de même stupide d’aller combattre des professionnels dans l’art de tuer, en étant aussi peu en forme que les copycat du film. C’est du bon sens.
Pour le détail, je reprends votre texte :
on y voit par exemple Batman tordre à mains nues le fusil d’une de ses copies, ce qu’il n’est normalement pas capable de faire que je sache, son costume ne lui donne pas de force surhumaine
En effet j’ai été surpris aussi. J’y ai regardé de plus près lors de la sortie en dvd, et on entend clairement un bruit similaire à l’armure d’Iron Man. Et pour cause, il a sur son bras un gadget qui mécanique qui s’étend à sa main, et qui tord le fusil. Le même qui lui permet d’arracher la tôle du fourgon dans la suite de la scène. 😉
Bon boulot sinon, je continue à dévorer vos articles ! Et bonnes fêtes !
Le vaillant comissaire Gordon… dans batman beggins, Gordon était loin d’être comissaire, et donc loin de diriger les « opérations »…
« La ville va bien. Tout le monde est content. » Oui, avec la moitié des criminels évadés (voir fin de batman beggins)